Pour plonger au-delà des mers on doit passer un cap, celui de NormandieBulle : le festival BD de Darnetal. Cette année la sélection s’est révélée un peu plus ardue que les cessions précédentes où, parfois, le choix final apparaissait comme une évidence.
Lartigues & Prévert de Benjamin Adam l’an passé, Ma vie posthume d’Hubert & Zanzim, Demain, demain de Laurent Maffre ou encore Intrus à l’étrange de Simon Hureau les années d’avant : en toute partialité, Darnetal ne démérite pas !
Cette saison : beaucoup de prétendants, plein de mérites, bourrés de qualités, de vraies originalités et même de charmes. Le gagnant porte bien son titre : La Favorite de Matthias Lehmann. Insolite mais gravé dans un style typé fanzine noir & blanc juste un poil dérangeant tout en restant intrigant avec un fort potentiel émouvant. Le genre que des critiques télévisuels classent dans le « roman-graphique » pour éviter d’user du terme de BD. Mais justement, tout de même ! Bref une évidence, un favori, enfin dans le genre, pour rester dans son thème : l’illusion recluse.
À coté nous avions des outsiders costauds :
Ceux qui me restent, de Damien Marie et Laurent Bonneau une parabole habile sur la mémoire à travers le prisme d’Alzheimer et de l’obsession d’un père traquant, à travers la maladie, l’image à demi effacée de sa fille.
Johnny, jungle, de Jean-Christophe Deveney, Jérome & Anne-Claire Jouvray, une relecture de Tarzan qui évite avec maestria les écueils des nombreuses adaptations existantes grâce à un Hollywood mis en abîme par le point de vue original et inédit d’un vrai enfant sauvage devenant l’acteur de sa propre geste.
L’île aux femmes, de Zanzim, un auteur d’une rare cohérence qui signe là un vrai conte philosophique frôlant l’excellence.
Mais, enfin et surtout, l’intérêt de cette sélection est de m’avoir permis, en tout égoïsme, de découvrir un auteur que bizarrement j’ignorais : Alain Kokor. Cette honte dépassée Au-delà des mers paru chez Futuropolis me donne donc l’occasion de présenter, à qui serait aussi ignorant que moi, un récit au-delà des mots, d’une unité telle que décrire est presque cruel.
Voyons donc quelques notes de lecture : « intro intriguant – plutôt dramatique suivie d’une mise en place drolatique – structure extraordinairement subtile – complexe mais légère – joie sans gravité en dansant le Madison – Swift, Satie, Mœbius, Queneau… »
Depuis mon objectivité s’est trouvée troublée par deux autres occurrences. Une rencontre courte avec l’auteur et la lecture de son album précédent : Supplément d’âme. À ce stade les mots font comme les personnages de Kokor, ils s’envolent ou plongent sous l’écume des apparences.
Pour Au-delà des mers une remarque a été faite lors de la sélection du prix : « j’ai eu du mal à rentrer dans l’histoire« .
La vraie question étant : « Comment ou quoi comprendre » . Se demanderait-on comment rentrer dans un poème ? Pourquoi essayer alors qu’il est tellement plus simple de se laisser porter ?
Sa structure même est une porte ouverte, prenons Verlaine en exemple, elle est invisible :
« Il patinait merveilleusement,
S’élançant, qu’impétueusement !
R’arrivant si joliment, vraiment. »
Des mots dérivent, des virgules se posent, un basculement, et c’est l’envol !
Ou une plongée car, manifestement, le thème essentiel de Kokor fait cap à travers les airs ou l’eau. Quitte à se fondre dans le milieu. En dessinant il m’a posé une question concernant la différence entre voler et nager. On parlait de rêves, lui disant pouvoir s’élancer à volonté dans les airs « un coup de talon et je m’envole ». Ayant aussi fait cette drôle d’expérience de rêve semi-lucide ou l’on tente des voltiges dans les cieux au-dessus des mers, on conclu que ce n’est pas si différent, nager et voler. Après avoir lu Supplément d’âme, récit qui parait maintenant comme le préambule initiatique d’Au-dela des mers, il semblerait que poissons et oiseaux sont bien différents et que c’est bien pour ça qu’ils peuvent cohabiter voire s’aimer.
Dans ce dernier album on rentre sous l’eau, on suit un drôle de poisson qui atterrit, c’est le mot, sur des rives sinon apaisées du moins un havre. Le Havre même, car ce port est le cadre idéal pour accueillir cette poiscaille au sein d’une sorte de famille dont les membres s’interpellent les uns les autres par ce nom agrémenté de numéros.
Toujours guidé par les vagues du récit on guette ces drôles de gus convergeants vers un rendez-vous qu’on ne devine que lorsqu’ils se mettent, tous, à danser. Le Madison, avec entrain. Le dessin est lui aussi dansant et les personnages flottent synchrone avec le lecteur qui s’abandonne au rythme des images.
« Des jeux d’optique prestigieux,
Un tourment délicieux des yeux,
Un éclair qui serait gracieux. »
Si, à me lire, l’idée saugrenue vous venez qu’il s’agirait de récits sans suite, uniquement flottants, précisons que les courants sont puissants. Kokor est aussi un vrai scénariste, à chaque fois c’est tout un monde qui se révèle, les histoires sont à strates très fines, non dénuées, souvent, de surprises précises. Avec Benjamin Adam cité plus haut, il participe aussi à la Revue Dessinée magazine exigeant quant à la qualité d’adaptation des dessinateurs aux articles de journalistes du réel. Ainsi dans le dernier numéro (neuf) il adapte son dessin à l’art pariétal pour explorer la grotte Chauvet et faire revivre les origines des images gravées dans la matière première.
Comme déjà évoqué, des noms peuvent donner une idée de l’univers de l’auteur : Swift, Kokor a aussi illustré Gulliver, Satie et Mœbius pour les images aériennes, légères, claires, et Queneau pour Le Chiendent.
« La silhouette d’un homme se profila ; simultanément, des milliers. »
ainsi débute le roman du havrais oulipien mais cela évoque aussi les rues de Supplément d’âme où des foules rendent invisible un personnage cible en quête d’ancrage. Plus hermétique pourrait être cet album, où la paix mondiale est acquise d’entrée de jeu grâce au rêve d’un anonyme, qui entend farouchement le rester, avec sa question onirique initiale :
« Ai-je plutôt l’âme oiseau? Ou poisson? »
Pourtant bien ancrée dans le réel, Dublin, avec la statue de son héros Jim Larkin, Big Jim de la Grande Grève, ses employés fous de paris insolites, une girafe très multiple, universellement adorée, mais bien concrète Supplément d’âme donne, comme promis dans l’intitulé, un centre, sans gravité, pour cette matière première.
Ce qui pourrait en être une forme de prolongement, si l’on croit à l’Origine commune des Espèces, titre potentiel d’un livre dans le premier et dernier titre de chapitre dans le suivant qui serait donc Au-delà des mers. Qui reste un album indépendant et libre, où on migre de Dublin au Havre, pot de yaourt inclus, avec un poisson en passe de se faire pêcher par une aérienne Sonia.
Sinon les oiseaux migrent, les poiscaillent forment des bancs et parfois les jeunes s’amourachent.
Kokor restant sur la ligne invisible de partage des eaux, séparées dès l’origine par une espèce de verbe qui noya les oiseaux sous le vol des poissons.
« L’appétit est là, la poésie aussi » dit l’auteur, quant à lui…
« Parfois il restait comme invisible,
Vitesse en route vers une cible
Si lointaine, elle-même invisible… »
[ÉRIC FLUX]