Hubert au scénario, on a souligné ici son talent dans Ma Vie Posthume. Bertrand Gatignol au dessin et à la mise en scène (précision rare et pertinente dès la signature). On découvre et on en est ébloui !
Petit est un grand, très grand volume, enluminé et paré dès l’entame d’un arbre généalogique orné d’un blason doté d’une devise :
« Mundus Nostrum Catillum Est »
« Le monde est notre table ». Ou aussi assiette en latin ce qui correspond mieux puisque placée aux assises de l’arbre. Dont les racines se nourrissent de chair et de sang.
Le Petit poussera, sa montée en puissance sera le thème essentiel du récit
Entrons au château, nous sommes aussitôt en présence d’une tablée monumentale où l’on sert des hommes miniatures, lilliputiens démembrés, tranchés, mâchés, saignants dans les mâchoires de gros mangeurs attifés comme des aristos.
Soudain, une des bâfreuses soulève jupes et jupons pour mettre bas un bébé tout petit aux grands yeux écarquillés. Les autres convives loin de s’en émouvoir réclament alors ce petit tout petit pour « jouer, le manger, le gober, miam !« . La mère le saisit et l’avale telle une Chronos femelle dévorant ses petits dieux d’enfants.
Sauf qu’à défaut du Titan du Temps elle est alors sa Femme, Rhéa, Mère des Dieux, Magna Mater, protectrice de son Petit Prince, Zeus en devenir, qu’elle cache en son sein.
Car, bien sûr, les proportions sont trompeuses. Les mangeurs sont bien des géants et les mangés des humains de notre taille. Quant au château, il paraît colossal : les gigantesques hôtes sont, eux aussi, tout petits en ces lieux. Donc ce bébé d’une dimension humaine bien modeste résume à merveille le titre de l’œuvre : « Petit » !
Ce rejeton la mère va, illico mais en cachette, le présenter à une aïeule de taille encore plus déraisonnable. Mais, plus en harmonie avec les dimensions des salles, elle parait aussi démesurée par rapport à la mère que celle-ci l’est pour son avorton calé en sa main, plus petit que son pouce et lui même poussière pour l’immense vieille dame attendrie.
Le Petit poussera, protégée de ces dames, la mère, la géante des géants, et ses petites servantes humaines. Sa croissance, sa montée en puissance sinon en grandeur sera le thème essentiel du récit.
Le jeu des proportions, entre au moins trois niveaux de tailles, servira de cadre pour magnifier, humilier, ou humaniser des personnages qui le sont peu. Géants ou non.
On entre dans le dessin de Gatignol comme dans une cathédrale. Mais dans laquelle Notre Dame de Paris se ferait petite. Déjà l’escalier monumental, aux marches pourtant taillées aux pas d’humains, les mènent, tremblants donc, dans une salle à bâfrer dont les colonnes sont maintenues par de solides gnomes de pierre à l’échine courbée sous ces portants. Dessous , on l’a dit, une table avec autour des gens, portant beau dans leurs habits aristocratiques tout de fanfreluches, dentelles, cols hauts jusqu’à la fraise, le noir et blanc lumineux de Gatignol rendant tout ça impressionnant de grotesque. La cannibalisme nonchalant des hôtes aidant aussi à ressentir cet haut le cœur, qui nous prend un peu à la gorge, quand même seriez-vous blasés à la lecture de banales histoires de zombies tout bêtement gores. Ici c’est bien pire, ce sont des géants dictatoriaux qui ont fait de l’humain leur ordinaire.
Vous voyez Polyphème alors qu’il veut croquer Ulysse ?
Donnez lui un château plutôt qu’une grotte, des habits d’apparat, une cour de cyclopes dans les mêmes tons, un autre œil mais pas plus d’intelligence et vous aurez une idée des monstres que l’on va côtoyer, enfin regarder, par en dessous, s’agiter dans cette histoire. Les jeux d’ombre tranchées, finement tracées par de larges aplats de noirs anthracites découpés au rasoir de blancs ou gris, silhouettent avec précision les protagonistes de toutes tailles. Les angles de vues jouant souvent avec la perspective, une tête qui se détache d’un personnage lointain devient soudain un visage monumental pouvant gober une volée de petites demoiselles apeurées. Le mouvement est fluide et vif. Sortant d’une pose hiératique, la cruauté de la mère éclate naturellement. Elle avale distraitement une petite esclave maladroite et toute démantibulée alors qu’elle participe à habiller sa colossale maîtresse avec une horde de ses lilliputiennes semblables usant de portants, palans, câbles et cordes tirées et enroulées au point, donc, de parfois distordre une des travailleuses. Ce n’est qu’une scène de transition avec un dessin qui joue à la perfection de la statique de l’habillée et du ballet des habilleuses où surgit très vif un reflex mortel de la statue subitement en mouvement pour balayer de la main un des insectes laborieux, entoilé dans le fil qui le portait. Petite humaine anonyme, seulement nommée « idiote », que le talent de Gatignol rend à cet instant tragique et sitôt gobée par la géante finalement habillée et qui la grignote en quittant nonchalamment les lieux de ce tout petit drame. S’il n’était pas son fils elle ferait de même au Petit.
Gatignol trouve là un trait qu’on peut presque qualifier de picaresque
Mais pas l’aïeule, Desdée, « qui par amour de la danse, se perdit et déshonora la famille » d’où sa réclusion. Sa geste est narrée en deux pages de textes qui comme d’autres se placeront entre les pages dessinées pour des retours arrières éclairant le passé de personnages légendaires d’où sont issus les pitoyables et abominables rebut génétiques dont Petit est le dernier descendant. Ces textes sont clairs, narratifs, parfois amusants tant le ridicule des ancêtres peut être flagrant, mais émouvants aussi lorsque certains géants veulent échapper à leur destinée familiale. Illustrés de croquis rappelant à l’occasion Goya dans sa façon grotesque de tracer le tragique. Gatignol trouve là un trait qu’on peut presque qualifier de picaresque si l’on remonte à l’origine ibère du terme.
Bien sur des géants il y en eu dans les classiques. On a déjà convoqué Homère et les Cyclopes il reste Rabelais avec Pantagruel et Gargantua, une grande gueule à l’appétit dévorant mais pas cannibale, qui a des parentés certaines avec ce Petit.
Voltaire et Micromegas c’est juste pour jouer avec la démesure des personnages. Le propos est plus philosophique et bien plus précurseur de SF que le conte d’Hubert.
Alors Swift et Gulliver pour ses fables cruelles, parodies sociales, fondamentalement misanthropes ? Si l’on oublie l’audace fabuleuse des Houyhnhnms ou de Laputa , (pas facile ça !) des scènes de Petit sont néanmoins à placer entre Lilliput et Brobdingrag.
En remontant plus loin il y a chez Petit du Picaros déclassé, personnage en marge des castes sociales dont l’existence en est une critique implicite dans le style qui porte son nom : le picaresque de l’histoire est dans l’entre deux d’où doit s’échapper ce Petit trop grand pour les humains et méprisable pour les géants s’ajoute une autre entrée, un “entre trois”, avec lui-même, contre qui il doit aussi lutter. Une tragédie personnelle bien plus explorée dans le spin-of Demi Sang qui détaille l’histoire d’un humain, pivot secret à peine entre-vue, dans cette vie du Petit.
Les humains même esclaves sont à l’image des maîtres, souvent cruels et, par nécessité, plus intrigants
Le mythe d’un descendant de géants mystérieux, lui-même seulement très grand parmi les humains et dont le destin est résumé par son nom légendaire « Le Fondateur » semble souligner un thème important de cette histoire . Cet ancêtre n’a qu’une fonction : engrosser une humaine qui engendre une géante tuant sa mère par sa naissance monstrueuse. Ses parents se sont fondus dans la transmission. Ils n’existent pas, seule la lignée perdure. Et grandissant Petit bascule le récit dans ce thème sous-jacent. Car autour il y avait sa mère, l’aïeule, les servantes et lui est un mâle. À la sauvagerie du sang conquérant s’ajoute celle du jaillissement sexuel qu’il doit aussi chevaucher. Sinon dompter. Le risque de reproduction est un problème de taille, un bébé géant est un enfant unique pour une mère humaine, et encore juste le temps de la gestation !
La limite a déjà été atteinte dans le passé avec un Roi Géant qui se voulait l’égal des dieux et qui « prétendait balayer la mort d’un revers de la main« . C’est lui qui déclara l’humain comme seule nourriture convenable pour un Dieu. Donc pour lui et son espèce. Sa taille en regard de son palais en expansion et de son miroir toujours trop réduit pour son image fut sa limite et donc celle de ses descendants. Eux réduits à se voir limités par ce palais et à se comparer à l’image de leur ancêtre commun, sous le regard des humains terrorisés mais plutôt libres loin de l’ombre des géants. Car il y a un monde à l’extérieur, en ruine, à l’abandon sous la montagne des dieux mais, à peine plus loin, civilisé dans la mesure où les humains peuvent aussi manger du géant, à l’occasion. Mais c’est limite !
Les humains même esclaves sont à l’image des maîtres, souvent cruels et, par nécessité, plus intrigants. Une caste de noble s’est développée, des chambellans ont pris le pouvoir, mais sur les hommes seulement ce qui ne leur évite pas parfois de se faire croquer. Tout un drame dans ce petit monde de succession complexe mais à peine un rot pour le géant qui l’a gobé.
Demi-sang, une suite bien plus humaine et pourtant bien plus sombre
Ceci est à lire dans Demi Sang le tome 2 qui se concentre sur un humain ambitieux à la trajectoire symétrique de Petit et qui a aussi des rapports fraternels complexes. Des gamins capricieux et sans limite dans un monde sans pitié sont une engeance abominable que Petit et son suivant, le Demi Sang, devront dompter. La devise du deuxième tome est « Manus deorum » : Les mains des Dieux, leurs exécutants donc, et Yori le héros en rougira les siennes. On le voit à peine dans Petit juste au cœur d’une scène cruciale qui est mise en lumière dans Demi-Sang. Une suite bien plus humaine et pourtant bien plus sombre qui à en bonus une narration surprenante basculant de la troisième à la première personne en toute cruauté.
Enfin c’est dans Petit que l’on trouve le personnage le plus aimable, Desdée l’aïeule géante des géants “qu’est-ce que nous deviendront sans vous pour nous protéger” lui reproche une servante pour la forcer à se nourrir, chose délicate pour une vieille dame qui a toujours refusé le cannibalisme dans un milieu humanovore.
« Nous sommes de la même espèce qu’eux. Les humains ne mangent par leurs semblables. C’est ce qui les différencie des animaux. Es-tu un animal, Petit ? »
« Non… » « Je l’espère mon chéri, à toi de me le prouver »
Petit est-il comme le Fondateur : Origine et Renouveau. Dialectique redoutable qui cache un hiatus dans une transition. Sera-t-il la fin de son espèce comme le souhaite l’aïeule qui en a fait le tour où sa renaissance comme l’ambitionne sa mère, géante avant tout ?
Un sang neuf peut-il faire perdurer une espèce s’effondrant dans la consanguinité où la sauver de la dégénérescence en la faisant renaître ? Un progrès peut-il sauver une perversion ou amener sa chute de toute façon programmée dans ses gènes ? Dans un cas l’agonie se prolonge dans l’autre c’est la mort.
« Je n’ai pas vraiment de nom, je crois. Ma mère m’appelle Petit« .
« Petit ? Toi ? Tu es si grand« , éclate d’un rire admiratif son amoureuse de petite humaine.
Réponse qui le blesse.
« Mais non ! Bien sur… pas chez vous« , tente-t-elle pour se rattraper.
Trop tard, il regarde ailleurs, vers ses semblables, ceux qui sont plus grands que lui, ces Ogres-Dieux au-dessus des humains puisqu’ils les mangent.
« Les Dieux sont bons » dit à un moment un petit humain ayant la chance de bouffer du divin.
Cela rappelle « Comment servir l’Homme » un épisode de cette fabuleuse série La Quatrième Dimension où dans cette nouvelle de Damon Knight , les extra-terrestres ne sont ni nos amis ni au service de l’homme mais les servent bel et bien à leur table.
« Mange ou sois mangé » clame la mère dans une tautologie ahurissante de stupidité sollipsistique que ce Petit mais grand récit taille en pièce en lui rendant dimension humaine.
On gobe mieux la cruauté si elle a notre taille.
[ERIC FLUX]
• Petit. Les Ogres-Dieux T. 1. Scénario : Hubert. Dessin : Bertrand Gatignol. Éditions Soleil, 152 pages, 26 euros.
• Les premières planches de Les Ogres-Dieux 2 : Demi-Sang
• La « Bande annonce » de Demi-Sang
• Bertrand Gatignol commente 3 planches du tome 2 des Ogres-Dieux : Demi-Sang
• Le troisième volume des Ogres-Dieux Le Grand Homme sortira fin novembre 2018