Brian K. Vaughan est au scénario, Marcos Martin au dessin, Muntsa Vicente aux couleurs, « Urban Strips » à l’édition.
Pour qui s’amuse à dater la modernité The Private Eye est, était, et sera rétro-futuriste !
Qualificatif pénible, mot mondain, lui-même démodé, cachant de simples nostalgies souvent fantasmées. Parfois suffisant pour définir les re-créations d’un passé jouant sur la délectation pas morose, ici bien au-dessous de cette œuvre étonnante.
K. Vaughan, l’auteur, s’était déjà fait remarquer par les superbes Y, le dernier homme, bientôt adapté sur écran, Ex-machina une autre fiction plus superhéroïque mais tout aussi politique, Runaways qu’il a créé pour Marvel, une réussite comme comics et, plus surprenant, aussi comme série TV (bien que probablement trop brillante pour un spectateur télé) et puis, récemment, une petite baisse de forme avec Saga.
La forme ne suffit pas à justifier l’éblouissement qui nous saisit
En 2013, Marcos Martin (dessinant pour DC puis Marvel) crée « Panel Syndicate » avec lui, une structure de production online où l’on paye ce que l’on veut pour ce que l’on aime. Ils éditent The Private Eye et réussissent leur pari qui sera lui, apprécié et primé en 2015 (Prix Eisner et Harvey de la meilleure bande dessinée en ligne). Le format papier étant un aboutissement mais sa forme inhabituelle rappelle encore ce fichu caractère rétro-futuriste !
Cet oxymore de geek meanstreamisé, comme le sont ces mêmes mots à l’allure de dystopies lexicales, étant encore souligné par la malignité des auteurs éditant donc cette histoire dans un format à l’italienne, fac-similé de strips publiés dans les journaux US, rappelant le cinemascope et ipso-facto daté dans l’inconscient qui lit.
Mais la forme ne suffit pas à justifier l’éblouissement qui nous saisit. L’histoire d’une superficialité toute en subtilité nous plonge entre deux eaux aussi trompeuses l’une que l’autre : l’anticipation a une structure de polar, le roman noir étant surexposé, quasi solarisé par l’avenir qu’il peint.
L’action vous happe dès les premières vignettes agencées photographiquement pour un strip-tease qui va trop loin :
« C’est ça » Clic !
« Désape-toi » Clic !
« Enlève tout » Clic !
Jusqu’au cliché qui tue : la photo qui dévoile le personnage qu’on a dans la peau.
Le paparazzi en embuscade est un privé à l’ancienne, rétro donc, mais dans un monde tellement futuriste qu’internet et les réseaux sociaux sont des trucs de vieux, démodés, refoulés, oubliés.
Au point qu’enquêter à la demande d’une cliente, sur elle-même, n’est pas seulement un classique du genre mais bien un repère fixant le scénario dans le domaine de l’identité.
Le thème est l’anonymat
Car le thème est l’anonymat : Internet s’est effondré quand le Cloud est devenu transparent, livrant aux yeux de tous les secrets de chacun. Le trauma collectif en résultant a jeté un voile sur l’intimité de tous, masquants les individus aux regards inquisiteurs de leurs peut-être semblables.
Les personnes s’abaissent alors à ne plus être que des personnages.
Tout le monde porte des masques ou des capuches, des déguisements technologiquement augmentés. La paranoïa du voyeurisme est devenue la pensée unique justifiant l’émergence d’une nouvelle police : l’ordre est alors assuré par la Presse Officielle. Les paparazzis devenant les insoumis du système. Bref ils sont aux journalistes ce que les privés étaient jadis aux flics : des parias.
Le héros, le Private Investigator ou PI, est parano comme son monde mais ses proches, peu nombreux, sont l’inverse. Ouverte, chaleureuse, honnête, sa petite assistante Mel, encore trop jeune pour avoir un Nyme, un pseudo d’apparence, lui sert de chauffeur quitte à le mener trop loin pour elle. Et un ancêtre a connu le vieux monde connecté « Ma génération, elle était fière de ce qu’elle était. On avait rien à cacher ! » dit papy « Ouais c’est ce qu’ils ont tous dit » dit PI.
Et nous qui y sommes dans ce passé et savons que le jeune du futur a raison de moquer la naïve nostalgie du vieux, qui est nous, plus tard, pouvons avoir le réflexe de croire l’ancêtre. De commencer à enjoliver par anticipation ce qui est pourtant, maintenant, la banalité médiatique du moment.
La ville a un rôle crucial
Cliché dans le cliché Le Faucon Maltais est à l’affiche sur un mur du bureau de PI situé dans le mythique Château Marmont, pas le duo mondain, mais l’hôtel du Sunset Bld de L.A. où John Belushi est mort mais pas Jim Morrison seulement blessé et qui vit passer en ses chambres les amours cachés de Nicholas Ray et de la malheureuse Natalie Wood, les frasques tumultueuses de quasi tout le monde depuis presque toujours de Mitchum à Lindsay Lohan de Lady Gaga à Judy Garland de Grace Kelly à Lana del Rey d’Elizabeth Taylor à Montgomery Clift qu’elle sauve de justesse alors que Coppola manque de l’acheter. Le Château, pas la belle poivrote. Bref c’est maintenant une accumulation de référence pour wikipedia et un passage obligé du circuit touristique de LA : l’hôtel de Californie (such a lovely place !) où Bogart laissa sa trace et, donc, dans le bureau du héros, une affiche de son Maltese Falcon référence première du film noir. Ce lieu réellement légendaire, si le ciné l’est, apparaît trop souvent pour n’être qu’anecdotique. Hollywood, l’Hotel Carlyle (autre site à name-dropping) : la ville a un rôle crucial, et pas seulement comme cadre pour course poursuite entre cycle façon Tron et véhicule volant bas à la Blade Runner.
L’architecture de L.A. est archétypalement futuriste, une mégacité foisonnante, grouillante d’habitants camouflés sous des déguisements plus ou moins stylés, diversement iconiques et souvent ironiques.
Y plonge le héros fuyant les forces de l’ordre, en l’occurrence la Presse Officielle, disparaissant dans cette foultitude à l’apparence de marionnettes high tech , grimées ainsi que lui, et s’y fond. Le lecteur regardant alentour les pubs, écrans, panneaux et bien sur quidam tous masqués peut penser reconnaître Neopolis derrière les façades du Polar. Cette cité d’Alan Moore où se trouve le commissariat de Top Ten est aussi peuplée d’une faune costumée. Là, à pouvoir ici apeurée mais toujours s’ébattant dans des cadres hyper référencés.
Montant d’un cran dans la transparence, les auteurs ajoutent à ce volume des « BkvLeaks » (Brian K.Vaughan Leaks) démontant tout le making off « moins contraignant (et moins bon?) qu’un script complet d’Alan Moore » où ils détaillent le style, l’histoire, la parution même via internet de ce Private Eye devenu, du coup, très public !
Une impression très prégnante de Métal Hurlant
Y est aussi cité un autre habitué d’EO : « j’ai fini avec quelque chose qui rappelle davantage un personnage de Mœbius » et le talent époustouflant de Marcos Martin y fait plusieurs fois penser. Au point même, pour un très vieux lecteur de BD, de se laisser bercer par une impression très prégnante de Métal Hurlant. Le style décalé usant facilement des concepts de polar moderne immergés dans un éternel futur, l’histoire se jouant des fausses anticipations en démontant les passés imaginaires par un retour dans un avenir piégé, les références rock , post ou neo punk : on y croit, on y est même !
Ce n’est pas qu’un hommage : K. Vaughan & Martin sont aussi des « Humanoïdes Associés » retrouvant un style jamais daté. Au point que finalement plus que Métal Hurlant c’est quasiment un état d’esprit actuel qui ressurgit. Pardon l’âme d’Actuel qui ressuscite. Autre parution antique mais aussi emblématique d’une modernité toujours renaissante.
Au rayon nostalgie on est chamboulé, les périodes se percutant avec le vieux Logo MTV mais aussi celui de CNN, un poster « Free Assange » un « Schwarzenegger Medical Center » ou même un extrait de « Big Bang Theory » (un dialogue entre Penny et Sheldon en plein cosplay au lavomatic) projeté dans une boutique ringarde comme il faut, geek à l’ancienne ! Peu après une scène rappelle un Cooper pontifiant sur la vraie origine du Fortune Cookie « inventé en Californie par des immigrés japonais » car « Ton pays est un melting-pot au sens propre du terme. Une casserole qui bout jusqu’à ce que les saveurs d’origine s’évaporent, jusqu’à ce que tout ait le même goût insipide« .
La rébellion est du côté de la transgression des masques
Car si les dessins sont du genre à se laisser admirer sans conduction textuelle. Ceux-ci sont pourtant pertinents, voir l’inverse, répliquants comme il faut, orientant l’action, la devançant souvent, dans un effet d’annonce percutant l’image alors très pro-active.
L’ensemble dépeignant, dans les deux sens du terme, une société naît coiffée mais fixant sous la laque écœurante d’un conformisme obligé des mèches insoumises prêtes à exploser ! Sauf que dans notre la réalité c’est l’obsession d’une transparence narcissique qui oppresse l’intimité, alors que sous le regard de « Private Eye » la rébellion est du côté de la transgression des masques.
Il y a un méchant, un vrai mais motivé par un retour aux sources, des hommes de mains français et plus que casqués, quasi en armure, un enquêteur flic/journaliste sérieux dans son boulot, une sœur vengeresse qui en veut, des références très homos friendly, voire plus par affinité où plaisir de la surprise, pas vraiment de trame romantique mais de vraies pulsions amicales, des images trash, des regards francs, dans un cadre à l’architecture profonde où glissent des personnages fluides sur un air pop.
Puisque les auteurs se démasquent eux-même dans leur BkVLeaks et que tout dire ne laisse rien cacher de leurs motivations mises à nu, tenter la critique est alors un exercice appelant la tentation de la mauvaise foi.
Bien sur, toute la base du récit est un fantasme. Certes la crise fondatrice de ce nouveau monde éradiquant mobiles et ordinateurs à la suite du naufrage d’internet mais permettant des progrès dans une autre communication de masse basée sur la teevee est une idée perversement jouissive. Mais la régression sociale où le passé redore son blason dans une vulgarité modernisée s’imposant par la révélation surprise de tous les secrets planqués bêtement dans des archives numériques, n’est pas crédible un seul instant !
Le choc résultant de ce dévoilement soudain aurait aussi bien pu créer une pulsion globale vers la transparence. Les petits secrets anodins de chacun devenus honteux par la peur du regard d’autrui seraient inexistants dans une société débarrassée de cette manie grégaire de zieuter son prochain. Version naïve mais possible, l’humain peut surprendre, même en bien !
Sinon, plus prosaïquement, constatant que se cacher ne sert à rien, l’exposition revendiquée de ses déviances pourrait aussi prévaloir. Au diable la morale, le bien commun, le sens social, usons à fond de ce viatique hypocrite vomit à foison sur tous les écrans : « J’assume ! » C’est à dire : je sais que ce que j’ai fait est mal (sinon nul besoin d’assumer quoique ce soit) mais non seulement je ne vais pas m’excuser mais en plus je vais plastronner, et si j’ai l’occasion je recommencerai, et enfin je vous emmerde !
Le choc de la transparence est un prétexte
Bref la rébellion majoritaire qui a le courage du nombre et le panache du lâche.
Un poncif très actuel que les auteurs ont heureusement évités mais sous-entendu du côté du vilain, comme la vision innocente incarnée par la jeune Mel n’est pas non plus une option, finalement cette dystopie, bien que peu crédible, en est d’autant plus fascinante.
Le choc de la transparence est un prétexte, la société qui en naît n’est qu’une manière pour les auteurs de mettre en scène ce futur trop cadré. La légèreté apparente dans la base du scénario nous ramène, là aussi, aux histoires de cette modernité en création forgée dans le Métal Hurlant. Et là un niveau supplémentaire de référence certainement inconsciente jaillit. Etait-ce sous l’influence de l’Opium de Daniel Torres ou du Captivant d’Yves Chaland ? Tentant mais non, ça ressemble mais les ambitions diffèrent.
Le Mister X des frères Hernandez est bien plus proche. On a déjà tout : l’anticipation irréelle, le personnage décavé, architecte de sa propre histoire, la ligne très claire et pourtant noircie par l’ambiance polar. Voici une histoire parue il y a trente ans chez Aedena , reprenant déjà des codes anciens pour en faire une aventure moderne, à l’époque, et toujours pertinente des décennies plus tard.
Mais on peut encore trouver mieux en reculant de quelques années : le dessin éblouissant, fluide et clair comme la ligne originale, nous guide vers celui qui est vraiment allé Vers la Ligne Claire. Ted Benoit, bien avant ses reprises de la Marque (qu’on aiMe quand même !) nous plongeait à jamais dans un univers complet, cadré, parfait.
PI rayonne maintenant comme Ray Banana jadis. Le smart, chic et snob détective, bien que très fatigué héros de la Berceuse électrique reste moderne plus de trente ans après en dépassant son sous-titre d’Aventure au XXe siècle.
La aussi tout y est : le personnage central décalé dans une ville d’un futur qui n’arrivera jamais, éclairant malgré lui une anticipation déjà datée dans un polar fantasmé avec une enquête qui n’est qu’un Hook pour nous marquer à jamais du sceau d’une modernité jamais dépassée.
Private Eye en est le pendant contemporain (beaucoup) plus coloré éclairant un monde qui était déjà rétro-futuriste au millénaire dernier.
Ce mot-valise béta se définit lui-même pour ce qu’il est : anti-daté et cachant en son tiret ce qu’il peut y avoir entre une illusion rétro et un faux futur.
Alors, qu’un regard privé d’œillère détecte dans Private Eye un présent clarifié par une éternelle modernité !
[ERIC FLUX]
• Private Eye. Scénario : Brian K. Vaughan, dessin : Martin Marcos. Urban Comics. 304 pages. 28 euros.
• Les nouvelles collaborations de Brian K. Vaughan et Marcos Martin (Barrier, The Walking Dead : The Alien) sont prépubliées sur le site d’édition en ligne panel syndicate