Happy, pourrait-être une litote si ce n’était une licorne bleue.
Un putain de cheval, pire, d’âne bleuté agaçant Nick Star le tueur à gage anti-héros de ce Comics, « Happy » par ironie.
Venant de Grant Morrison, une histoire tordue ne surprend plus.
Et EO s’abonne à celles-ci avec un auteur qui sait intégrer de vrais histoires dans ses atmosphères glauques. Donc après NOU3, Joe l’aventure intérieure et Flex Mentallo plus ancien certes mais c’est toujours Morrison qui revient dans nos pages.
Aux dessins Darick Robertson plus dans son style The Boys que Transmetropolitan réussi à traduire l’atmosphère polar à la Sin City tout en rendant crédible l’hallucination de Nick. À ce sujet liquidons de suite les comparaisons cinématographiques qui vont jusqu’à citer Capra probablement à cause de la période de Noël dans laquelle s’inscrit le récit mais La vie est Belle ne raconte pas la même chose. Certes on attend une sorte de End logique pour Happy et comme le dit l’auteur dans la bouche d’une peluche « Pourquoi ne pas changer ça en l’histoire de rédemption réconfortante que ça devrait être ? » Mais là, c’est l’ironie qui serait un euphémisme ! Tarentino aussi appelé en renfort promotionnel est beaucoup plus juste mais encore en dessous, Morrison ne suit pas le parcours un peu facile de Warren Ellis. Pas de surenchère gratuite dans la violence décomplexée, comme on a pu le constater dans les ouvrages sus-cités il semble avoir pris une tangente très complexe à négocier : NOU3 est hyper violent pour dénoncer la marchandisation du vivant, Joe vie des aventures débridées à visées curatives dans ses interactions psychosomatiques.
Happy est encore plus ambitieux. Avec plusieurs niveaux tous très casse gueules.

La mafia qui contrôle tout sauf un ex-flic devenu tueur à gage alcoolique et les clichés post Tarantino menacent, ajoutez un Père Noël pervers et ce sont ceux de Sin City qui s’y ajoutent. De quoi faire une bonne histoire bien crade mais rien de plus. Maintenant mettez sous les yeux de la loque meurtrière qui sert de héros, et sous ses yeux seuls, une petite peluche bleu à l’air de licorne qui ne s’adresse qu’à ses oreilles et effectivement c’est la bonne vieille histoire rédemptrice ricaine qui semble inévitable.
Et peut-être l’est-elle, mais comme Morrison veut vraiment enfoncer le clou il se peut aussi qui ce soit l’image naïve du bien qui soit pervertie.
À bien des niveaux il s’agit surtout d’une histoire de perversion c’est-à-dire de détournement d’une volonté pure vers des actions troubles.

Il y a bien sûr les personnages attendus d’ordures inqualifiable, ici entre autres un Smothie qui s’épanouie dans la torture avec un « enthousiasme débridé pour cette activité« , des mafieux avides de mots de passes enrichissants qui ne rechignent pas à tuer, ce qui est un minimum, mais aussi à faire chanter des flics par le biais de divulgation de pornographies séniles et bien sûr des formes de meurtres spontanés particulièrement cruels. Il n’y aurait que ça ce serait juste divertissant, le surplus hallucinatoire sous forme de Jiminy Cricket ajouterait simplement une touche amusante mais le tout risquerait au final de ne laisser qu’une impression de déjà vu avec un écho de prêche lointain.
Morrison montre au contraire qu’il maîtrise son sujet, la surenchère dans un sens ou l’autre, le rouge ou le rose, le sang ou l’hallucination sert à mener l’histoire à travers un chemin parfaitement balisé mais rigoureusement emboué.
Une scène de train qui semble ne montrer que l’aspect le plus désespérant de chaque voyageur rencontrés pourtant par hasard laisse voir bien plus que ce qu’un simple cynisme supposerait.
À force de guider son lecteur sur des pistes de plus en plus rudes Morrison le force à considérer non plus une image pervertie de l’humanité mais à faire face à la perversion elle-même. Bref à se tirer de la boue pour la considérer de l’extérieur, en voir l’épaisseur et la consistance, en mesurer la profondeur pour savoir s’en détacher.
Une œuvre dure mais méritante donc, et en ce sens Happy la licorne n’est plus une litote mais un espoir d’euphémisme.
[ÉRIC FLUX]