Ce Prix Spécial du Jury au dernier festival d’Angoulême superbement édité en France par Akileos a tout de l’œuvre d’auteur qui rebutera le lecteur intimidé par avance qu’on lui demande de comprendre des références d’initiés. Initié à quoi au fait ? Mais à tout voyons, la vie, son sens, ses méprises, ses métaphores culturelles et pourquoi pas ses agitations philosophiques ou ses trahisons poétiques ? C’est vrai il ne suffit pas d’une paire d’œil pour lire, le truc qui est derrière peut aider aussi et donc il faut l’initier et parfois le détourner de pensées trop mécaniques. Ça tombe bien, justement, c’est un peu le thème de l’ouvrage considéré et passablement sidérant !
Glyn Dillon excelle tant au dessin qu’à l’aquarelle et ses visages ont la délicatesse que leur inspire les pensées complexes qu’il leur prête. Complexe n’est pas compliqué, au contraire c’est l’illusion de simplicité qui souvent brouille la compréhension. Aussi n’ai-je que rarement eu autant de mal à mettre des mots sur un récit ! La peur de dénaturer, d’être plus lourd que le propos, voir même parfois trompé par le jeu retors de l’auteur, ce qui est presque inévitable. D’autant que la finesse de l’histoire la rend très sensible à l’analyse.

« Il visait le Graal : les notes entre les notes » dit en préface une amie de la famille, Jessica Hynes, actrice anglaise. Comment insérer une critique dans un espace aussi fin ? Il y a bien une carte au dos du rabat de couverture. Elle est à l’image d’une classique carte du tendre devenue retro-futuriste tendance gnostique en balisant un territoire allant du Nowhere à Nibiru. Si l’on passe par l’isthme du Logos on évitera les îles de la chance et du Trouble ! Précepte de la carte : Nosce te ipsum (Connais toi toi-même) – le truisme par excellence – figurant aussi aux épaules des soldats d’Ichi. Car il s’agit bien là d’un emprunt de Dillon à l’œuvre de Gil Ichiyama génial auteur franco-japonais connu pour ses mangas puis sa série animée Ichi. Son influence sur Dillon et sa NAO, vraie fan, est telle qu’il est préférable de vous initier avant tout à son univers unique, c’est ici : http://www.ichi-anime.jp/ichi.html
Nao n’aime pas qu’Ichiyama : dans son salon, elle range ses albums de Tintin par couleur et, se faisant, laisse quand même trainer un Mœbius par terre, ses goûts de jeune graphiste londoniennes sont cohérents et justes. Pour le moment elle ne travaille pas vraiment, juste un truc en free-lance, où elle raconte l’histoire de Pictor devenu mi-garçon mi-arbre après le passage du Rien dans sa famille et condamné à rester ainsi tant qu’une fille ne sera pas amoureuse de lui. Ce récit revient régulièrement dans celui de NAO et est aussi largement inspiré par l’œuvre d’Ichiyama.
Mais ceci est la NAO publique, petite (1,55 m de terreur) métisse anglo nipponne qui cache son jeu, ses pensées et les desseins de son auteur.
Les faits donc : Nao Brown est une jeune anglaise à moitié japonaise par son père qui est retourné dans son archipel d’origine, probablement pour boire. On cueille Nao à la descente de l’avion revenant d’une visite paternelle éprouvante. Elle se note sur 10 mais à l’envers, elle égrène des pseudos mantras : « Maman m’aime, maman m’aime, maman m’aime… » déjà on pleure par empathie, elle, elle lutte contre ses pensées, des images où elle ouvre les issues de secours de l’avion en vol, brise le cou du chauffeur de taxi, pousse un voyageur sous le métro « Je suis mauvaise, maman m’aime, je suis malade, maman m’aime, je tourne en rond, maman m’aime… » ça tourne comme du linge sale dans le tambour d’une machine à laver. Tara sa colocataire infirmière semble la seule au courant de ses TOC. Les autres personnages les ignorent ce qui rend parfois son comportement de fuite par rapport à elle-même des plus étranges. Surtout pour elle, s’introspectant au-delà du raisonnable.
N’ayez crainte nous ne sommes pas dans un récit où je pourrais maladroitement vous révéler plus qu’il ne faudrait. Il n’est pas possible à spoiler, vous dirais-je d’emblée qu’il s’agit d’un combat entre le gris relatif et ses composants absolus que ça ne retirerait rien au récit, en fait dès la présentation l’auteur le dit « Tout n’est pas noir ou blanc, tout est plutôt… marron« .
Les « … » sont dans le texte original mais, traduit, ça ne nous donne plus son nom de Brown à la petite Nao ! Son nom est d’ailleurs un jeu de mot dès le début. Les premières paroles prononcées dans le récit, à son retour en terre anglaise, sont par Steve, vieil ami croisé par hasard » est-ce bien « le Nao de Brown ? » Il formera avec elle un de ces couples qui ferait des saisons à succès dans une sitcom jouant sur les rapports amoureux évidents pour tous sauf pour les deux acteurs principaux égarés au Clair de Lune de leur amitié un peu trop insistante.
Il l’aime, certainement depuis toujours, mais, malgré sa timidité, doit chercher de vaines aventures puisqu’elle se contente de l’adorer ! Il l’engage donc dans sa boutique de jouet d’inspiration Ichi, lui aussi étant admiratif d’Ichiyama. Nao oscille entre l’évitement de clients éventuellement victimes de ses obsessions, la fréquentation de bouddhistes tibétains appelant l’agression ou le croisement d’inconnus comme de familiers potentiellement martyrs de ses pulsions. Ce brassage permanent tourne dans sa tête figurée par une machine à laver au chargement frontal dont le hublot serait à l’image d’un enso. Un cercle tracé au pinceau en un seul mouvement « ... un symbole zen qui représente l’illumination, l’univers…le vide… »
Au début elle est entre 8 & 9 / 10, 0 étant l’idéal, 10 l’enfer, elle perd donc pied, une visite au centre Bouddhiste avec ses méditations et son lâcher prise conséquent n’est pas bon pour elle : 9/10 presque 10, et fuite du centre avec isolation phonique : les Shangris La à vélo « I hate to say i told you so » l’amène à 10/10 : on lui avait bien dit de ne pas mettre d’écouteur en pédalant, elle se voit renverser un enfant sur sa route « but i told you so » le rythme de la musique prédisant sa faute en tête, elle évite le garçon : 9/10.
La musique est bien présente dans l’histoire, la relançant parfois comme un refrain après un break. Nao a fait parti d’un groupe de filles parce qu’on lui a dit qu’elle pouvait chanter « C30 C60 C90 Go ! » un titre de Bow Wow Wow mené par Annabel Lamb eurasienne comme elle mais bien plus jeune. Mc Laren après avoir produit les Sex Pistols l’utilisait comme appât mineure pour des excités majeurs d’où scandale après une pause dénudée dans l’herbe pour une couverture d’album imitant le déjeuner sur l’herbe de Courbet alors que NAO sera représentée en figure japonaise de l’Aphrodite de Botticelli. Figure de l’innocence venant des fonds abyssaux
Venus est en fait une très ancienne déesse, dont la coquille est le sens profond derrière laquelle se cache et se noie Nao. Pourtant Steve lui raconte des mésaventures vraiment très gênantes pour lui, il se souvient non seulement de son anniversaire mais des Pictor Boots qu’elle avait vaguement dit vouloir et il signe son cadeau d’une carte représentant une grenouille qu’elle adore autant qu’elle déteste les mouches !
Des années avant, il lui a fait une K7 comme celles que font les garçons qui, ne sachant que dire, font parler la musique. Cette playlist conceptuelle s’énonce « O’ tape », mêlant « Oh ! » des Breeders, Roxy Music, Quincy Jones, Les Beatles, Le Velvet, ou Yello : Oh Yeah, c’est bien la variété ! Mais The Fall, vraiment ? Surtout : « Oh little brother we are in a mess« , comment les filles ne se rendent jamais compte que leur meilleur ami de toujours et à jamais ne les voit pas forcément comme la sœur qu’elles pensent être pour lui ? Avec The Fall, elle n’est pas à vélo mais chutera autrement en rencontrant un Tulpa « une sorte de fantôme, un être palpable inspiré d’une visualisation » un ours bourru mais charmant, directement sorti d’une histoire d’Ichiyama. Nobodaddyo, l’image du Rien qui obsède Nao.
Steve pourrait presque en venir à jouer avec la tête du Tulpa comme si elle était celle d’un Daruma Otoshi, si ce jeu n’était pas un acte fictif ou qui serait seulement réel dans l’esprit perturbé de Nao.
Qui a été capable de fourberie dans un but de drague transparent, grotesque et touchante dans son besoin d’approcher ce grand et gros Rien ! Dillon distille de temps en temps des instants au potentiel comique insolite ainsi cette scène de bar parfaite malgré l’alcoolisation de l’avatar à son insu du Rien et une Nao ridiculisant les clichés sur les japonaises tout en redonnant voix à Hello Kitty qui a donc bien une bouche. Celle de Nao n’est alors pas réduite au trait de ses lèvres rétrécies, comme lorsqu’elle se moque gentiment, mais y tend, en gros plans resserrés sur sa parole encadrée de sa nouvelle et nipponne coiffure soulignant la finesse de ses expressions.
Celle de l’auteur va au delà de l’impression, légère, effleurant à peine la trame du tissu simplement complexe du récit. L’héroïne se pense compliquée alors que ce sont ses idées de la réalité qui sont trop claires pour elle. Ainsi face au sens d’une Dharmapalas, Boddhisattvas effrayants sensés protéger les bouddhistes mais aussi monstrueux et sanguinaires que des dieux hindous terribles comme Shiva ou Kali alors qu’un boddhisattva est sensé être encore plus admirable que Bouddha puisqu’ayant renoncé à son nirvana personnel tant qu’un seul humain se perdra dans le monde de Maya. « Je ne parvenais pas à penser clairement…il s’agit du meurtre d’un enfant…Il est entendu qu’elle est du coté du bien, pourtant elle a fait ça ? Les gens pensent que je suis bonne… cela veut-il dire que je suis capable de faire ça ? Sommes-nous tous des tueurs d’enfants potentiels ? 8 sur 10″
Son besoin fondamental à Nao est dans la clarté, la différentiation précise entre Blanc & Noir.
Que Grégory son ami figure du Rien cite Blake : « Tigre ! Tigre ! Feu et flammes dans les forêts de la nuit, quelle main ou quel oeil immortel put façonner ta formidable symétrie »
« Oeil… symétrie ? » Déjà elle tic Nao !
« Les mots traduisent mal le sens secret, tout est toujours un peu différent, un peu faussé, un peu insensé » Greg cite aussi Herman Hesse (peut-être dans Siddharta ça serait cohérent).
« Je suis venu pour t’aider à entretenir ta vocation, ton dévouement à la banalité, au négligeable… à la routine sacrée » dit-il aussi ! Le Rien est verbeux,ces citations multiples, relativisent tout, et révèrent Abraxas (encore extrait d’Herman Hesse) finalement assez proche de celui chanté par Santana dans l’album du même nom, un Démon/Divinité flou entre bien et mal (en fait figure proche de Mitras et donc Dieu solaire mais toujours sanglant) abomination pour l’absolutiste Nao vivant sur la fine ligne définissant les limites de la santé mentale et capable, comme ça, l’air de rien, de détester les souris porteuses de maladies « comme la charioméningite lymphocitaire, soit ce qui a tué les Cylons » Superbe référence au passage, initiez vous à Caprica ça sublime les artifices de l’intelligence !
Enfin est-ce normal qu’à l’hôpital, elle croise un médecin nommé Duck comme le docteur de la petite fille héroïne d’Ichi avant que celle-ci ne vive des aventures fabuleuses avec un Dieu Robot du nom d’Abraxas ?
« Mes problèmes n’étaient pas du tout des problèmes, mais venaient du lien que j’avais avec eux » pourrait-elle dire si son cerveau n’était pas un enso, un rien d’Ichi. Que Dillon traite d’ailleurs assez mal après autant de références quasi-initiatiques : même pas de remerciement en postface alors que son grand frère y est.
Et que des pleines pages directement pompées à Ichi sont intégrées à son histoire !
Si ce récit méritait une fin qui ne soit pas une énigme il faudrait alors qu’ Ichiyama, ses pompes et ses œuvres, ses Nibiru, Pictor, Abraxas, Manitou, Monade & Logos et autres petits Riens ne soient qu’une création dans la création. Mais c’est faux bien sur, ce sont les arbres qui cachent la Forêt, ne serait-ce que le Rien : il existe bel et bien !
NAO, N-A-O (épelle Nao) c’est japonais comme dans « How Now Brown Cow » refrain du Nao de Brown qui aurait aussi mérité d’être illustré par un disque d’un autre grand dépressif, Carl Stephenson, qui en 1993 signait Forest for the Trees entre deux allers et retours à l’asile ou produisant pour Beck qui fait la vache pour le titre Infinite Cow sur laquelle NAO aurait pu faire un tour, tel un Lao Tseu navigant sur l’idée de Forêt pour éviter les arbres !
Enfin deux choses importantes :
Un Daruma Otoshi est un vrai jeu d’adresse japonais &
« Ichiyama was inspired by my two favourite artists, Jean Giraud (Moebius) and Hayao Miyazaki »
dit Dillon rendant ainsi hommage aux référents initiaux d’ Ichi.
0/10 !
Le site The Nao of Brown