Joe, l’aventure Intérieure de Grant Morrison et Sean Murphy

Joe, l'aventure intérieure. Morrison, Murphy
Joe, l’aventure intérieure. Morrison, Murphy

Il y a peu nous avions laissé Grant Morrison suivre le destin des animaux modifiés de NOU3. Nous le retrouvons avec un rat guidant l’agonie d’un jeune adolescent dans Joe, l’aventure intérieure toujours chez Vertigo (et ici en France pour Urban).

Et, encore une fois, seul le titre français semble une erreur. Joe, le Barbare aurait été un titre plus intrigant et subtilement trompeur à l’image du récit. Seule minuscule erreur dans une traduction de Martin Winkler que l’on le connait comme spécialiste des séries télé ou écrivain à succès mais moins comme médecin ou traducteur. Ici ces deux aspects me permettent de souligner sa préface (il cumule) où il soigne le lecteur en décrivant la réalité hallucinatoire des crises d’hypoglycémie diabétique. Ce diagnostique est un préambule utile pour ancrer l’histoire de « L’Enfant-qui-meurt » dans la matière même de la maladie.

Car il ne s’agit que de ça, un lecteur ne lisant cette histoire qu’au premier degré verra un jeune Joe bousculé par de petits crétins alors qu’il se recueille sur la tombe de son père, et perdre alors à la fois ses sucreries indispensables pour surmonter les crises d’hypoglycémie mais surtout sa raison submergée par des hallucinations suscitées par son environnement qu’il ne perçoit plus que transfiguré par sa lutte contre le manque, le faisant glisser vers un coma à l’issu duquel la mort lui tend les bras. Ce lecteur pourrait pourtant être sauvé de sa superficialité grâce au dessin clair, net et précis de Sean Murphy.

Joe, l'aventure intérieure. Morrison, Murphy 2
Joe, l’aventure intérieure. Morrison, Murphy

La partie introductive est capitale. Suivant Joe rentrant chez lui on s’intéresse surtout à l’architecture de sa maison, celle de sa mère, celle du père absent, maison bancale construite pour une part au-dessus de la partie haute d’une rue descendante façon San-Francisco. Du coup l’intérieur est axé d’un escalier manifestement trop considérable pour une demeure sinon modeste du moins moyenne. L’ascension de Joe est trop finement décrite pour ne pas alors captiver l’attention d’un lecteur trop en attente d’action. Une petite partie making of en fin d’album confirme d’ailleurs l’importance accordé par les auteurs à la fois au cheminement architectural initial, à la démesure de l’escalier, à la volonté graphique de Sean Murphy : « Je préfère être ennuyeux et clair plutôt qu’excitant et confus« . L’objectif, bien sûr, est d’être clair et excitant, ce qu’il réussi parfaitement jusqu’au terme de l’ascension d’un jeune héros déjà en perte de vitesse : le cadre final, la chambre à son comble de perfection adolescente, est alors vue comme un nid idéal pour que l’oiseau prenne son vol, que la chute de Joe débute et qu’il devienne cet « Enfant-qui-meurt ».

« Ici c’est chez moi » dit-il à son rat qui est à la fois un animal réel, affectueux, seul vrai confident de Joe et dans l’autre monde un ami sincère et fidèle. Ici il n’y a pas de confusion, Jack est bien le même personnage dans les deux aspects de la réalité de Joe. Avec ce rongeur Grant Morrison réussi comme dans NOU3 à garder l’animal tout en le mettant sur un pied d’égalité avec l’humain. Une vie précieuse comme toute vie mais qui se révèle être le sel du récit pour un héros en perte de sucre.

Joe, l'aventure intérieure. Morrison, Murphy
Joe, l’aventure intérieure. Morrison, Murphy

Surtout quand celui-ci perd vraiment pied et que dès lors ses repères s’estompent, les nombreux jouets répandus sur le sol ne s’animent ni ne prennent vie mais deviennent de vrais interlocuteurs, amis ou ennemis alors qu’il est projeté dans un monde de Fantasy. Ici ce n’est pas qu’un mot anglais mais un genre littéraire qui fonctionne par la régression vers des fantasmes fictionnels élaborés dans leur décors et apparences mais limités dans leur scénario. Ce qui se passe pour Joe c’est le recours à ce genre alors que son esprit conscient lutte pour surmonter la crise : faire appel à tout ce que son intelligence connait pour se diriger à travers les hallucinations. La carte de ses illusions est celle, anamorphosée, d’une réalité que Sean Murphy dessine parfois pour nous rappeler au réel. La descente de l’escalier devient alors une succession d’aventure à travers de nombreux royaumes de pirates nains, de longs manteaux volants et épéistes, d’île aérienne, de forêt de plume, de pont d’épine et de trônes de lumière à restaurer.

Mais ce qui se passe alors pour un lecteur captivé est inverse : ce sont les hallucinations de Joe qui sont ses outils, ses aides, ses armes pour lutter contre une réalité pervertie. Lors le récit de Morrison gagne une dimension supplémentaire où il est plus question de conscience à structurer que de manichéisme paranoïaque dialectisant bêtement réalité et illusion.

« Je peux être à deux endroits à la fois » s’étonne Joe se sachant à l’agonie chez lui alors qu’il entretien en même temps un dialogue avec tout un bestiaire fantastique dans un décor tout aussi réel pour lui que celui auquel sa raison l’ancre.

Joe, l'aventure intérieure. Morrison, Murphy
Joe, l’aventure intérieure. Morrison, Murphy

L’obscurité malfaisante est la condamnation d’un transfo, la cascade dévalant entre les mondes une rigole d’eau dégoulinant dans l’escalier par la malédiction d’un robinet mal fermé et le monstre gigantesque et bavant n’est qu’un chien agressif s’aventurant dans une maison laissée ouverte à tous les vents mauvais.

La structure de la conscience se créant à travers la cohérence d’une raison se synchronisant avec la réalité qu’elle révèle, celle du héros se construit à travers un scénario malin qu’il décrypte à travers ses rêves, s’augmentant des indices qu’il glane en même temps que le lecteur avisé pour aboutir à une réalité augmentée sans artifice même smart ! D’autant plus que le découpage est maniaquement structuré, ainsi chaque 1ère page de chapitre est construit sur un même modèle (on y perd à la traduction : crédits, sous-tîtres intégrés…) les fins ont aussi une récurence et de nombreuses doubles pages aèrent régulièrement l’action.

On pense alors à Brazil, le film de Terry Gilliam, le thème est proche ne serait-ce que pour les tuyaux et la transfiguration salvatrice d’une réalité morbide dans un univers certes illusoire mais seul capable de guider le moribond vers un havre de lumière.

Peu lui chaut au héros de s’inscrire dans une narration naïve et grandiloquente, son récit est celui du salut deux mondes mélés dans l’agonie de ce paradoxe insupportable : « l’Enfant-qui-meurt ».

Et  si la fin de Joe n’est pas aussi radicale que celle de Brazil, son ultime chute remet les maux à l’endroit :

« la Mort a peur de la Maladie« .

[ÉRIC FLUX]

BONUS

Sean Gordon Murphy a mis en vente une bonne partie des originaux de Joe the Barbarian  (de 125 à 2 000 dollars) sur le site essential sequential. Une bonne occasion d’apprécier son travail en noir et blanc. En voici une séquence.

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3 réflexions sur “Joe, l’aventure Intérieure de Grant Morrison et Sean Murphy

  1. J’ai acheté le bouquin à St Malo mais j’ai abandonné l’idée de le chroniquer. Il a beaucoup de défauts des comics – notamment un personnage juste agaçant. En plus, j’ai été très déçu par le design – alors que ce n’est pas vraiment mon truc. Tout m’a paru trop artificiel mais c’est vrai qu’il y a quelques belles pages de l’intérieur de la maison. Ça ne fait pas une histoire. Pour le coup, un de mes achats BD les plus décevants de cette année.

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