L’enfance d’Alan, d’Emmanuel Guibert

Emmanuel Guibert revient sur l’enfance de son ami Alan Ingram Cope. Héros simple d’une vie normale mais mémoire vivante et révélatrice de l’histoire récente, bien plus étendue et prégnante que notre inconscient collectif le sous-entend. Ici Alan remonte dans son passé, après avoir décris sa guerre, La guerre d’Alan en trois tomes à l’Association, il met en dessin ce que celui-ci lui a dit de son enfance.

D’abord un aveu : La guerre d’Alan je ne l’ai pas lue. Pas encore, le scrupule qu’a eu Guibert de garder « l’enfance », le plus sensible, le plus délicat à traiter, pour la fin me permettra de mettre dès le début l’histoire dans l’ordre. Et déjà ici la trame est bien définie : en premier lieu la petite enfance et ses tribulations suivie de deux parties concernant ses deux grands-pères et mères et une chute marquante, prélude à l’adolescence à venir dans un prochain tome, le temps pour nous, maintenant, de rester avec un petit garçon entre ses 4 et 11 ans en Californie du Sud dans les années 1930.

Alan nait dans la Grande dépression – il a 4 ans en 1929 – la pauvreté plus que la misère accompagne sa famille, mais le dessin noir & blanc n’est jamais misérable, comme le texte il est précis avec dans les premières pages de grands aplats de couleurs éclatantes « J’ai des souvenirs d’enchantement de mon pays avant la guerre » parfois quelques photos, de famille souvent et un peu délavées, ajoutent à la réalité du récit.

Et celui-ci explose ces cadres a priori très sages.

C’est ce contraste entre la forme rigoureuse, très dépouillée à la fois du texte et du dessin avec la richesse du contenu : les souvenirs d’Alan, qui nous fait prendre corps dans sa mémoire devenue alors un monde très réel pour le lecteur nourri des sensations persistantes de l’enfance du jeune héros.

L’enfance d’Alan, d’Emmanuel Guibert

Avec des odeurs de lauriers et beaucoup d’arbres : séquoias, yuccas, acacias, poivriers, « une sorte de camphrier » et même des oliviers aux fruits tentants mais risqués. Comme quelques plantes dangereuses avec lesquelles un petit garçon curieux peux s’empoisonner ce qu’il ne manque pas de faire, mais heureusement pas avec les Poison Ivy vraies baies traitresses que certains ne doivent connaitre que comme pseudonyme d’une ennemie de Batman.

Ainsi Alan nous informe factuellement de nombre de détails composant une longue vie recoupant inévitablement la notre.

En Californie il n’y avait pas de smog avant guerre et en Californie du Sud après guerre la population avait doublé « c’est beaucoup doublé » dit-il laissant entendre qu’un monde avait naturellement disparu. Il nous enrichi de ce qu’est vraiment « l’adobe » sans la majuscule usurpée par une marque mais « des briques en terre renforcées de paille qu’on moule dans des formes en bois et qu’on laisse cuire au soleil. Elles sont très jolies« .

La première phrase simple et concrète le prouve, l’ajout la marque profondément dans notre conscience par l’évidence à peine soulignée. C’est un trait profond du texte cette facilité à être marquant sans devenir pesant. C’est un vieil homme qui parle, qui n’en rajoute pas, qui va seulement au fait précis et par cela sa parole juste environnée de traits clairs résonnera au plus intime de la conscience de ceux qui sauront en comprendre la vitalité.

Détail des souvenirs mais récit précis, précautionneux.

L’enfance d’Alan, d’Emmanuel Guibert

Tout le monde sortant voir des acrobaties aériennes il précise « Ça prouve que c’était encore quelque chose de très spécial, il me semble« . Il me semble à moi qu’Alan traite sa mémoire avec une honnêteté elle aussi très spéciale, une finesse peut-être comme signe de la fin d’une vie et qui semble dire qu’il n’a nul besoin de tromper ou enjoliver la réalité : la force de celle-ci traverse ces pages sous chaque mots, chaque trait.

« Les adultes pensent toujours que les enfants savent des choses qu’en fait ils ignorent« . C’est vrai à votre avis ? Voyez vous cette phrase comme une banalité ou comme un éclairage lumineux de quelques détails de votre passé ?

« Ruthy, mes parents la trouvent très laide. Peut-être l’était-elle. Moi je la trouvais très bien« . Les dessins nous la montre comme il la voyait. Ils disent alors plus que le texte, ils mettent au devant ce que l’on devine au-delà des mots sans pour autant effacer ceux-ci. C’est une de ces pages où Guibert réussi quelque chose d’inouï : rendre visible une faille dans le texte, une douleur intime, un indicible. « Plus tard on m’a interdit de revoir cette petite fille. J’ai obéi. ». Puis la croisant adolescente : « toujours aussi laide sans doute, mais je continuais à ne pas le voir » Voilà, c’était Ruthy une vie et c’est tout : aussitôt évoquée que rendue inoubliable puis disparue à jamais.

L’enfance d’Alan, d’Emmanuel Guibert

Enfin sa mémoire est précieuse quant à la compression historique qu’elle suppose. Non chez lui mais chez nous. Nous qui voyons comme un passé immémorable des événements survenus à des parents à peine éloignés de quelques générations. Et qui inévitablement nous l’ont transmis car, à cette aune, un siècle n’est rien. L’histoire recueillie au moins en partie en novembre 1996, j’y reviendrai, d’un homme né en 1925, ayant alors 71 ans et qui parle de son grand-père âgé de 90 ans lui racontant ce que lui avait vécu durant la guerre de sécession, réduit à rien le 20e siècle et rend fulgurante l’amnésie commune refoulant dans notre inconscient collectif moderne ce qui parait si distant et qui pourtant ne date que d’hier dans la mémoire vivace des gènes.

L’importance d’un tel récit est dans cette simplicité vertigineuse qui rempli le gouffre d’un passé rendu anodin par l’ennui de l’Histoire scolaire alors qu’il s’agit de vies tissant un arrière plan à l’humanité présente oublieuse de celui-ci, effrayée par son immensité, le neutralisant par le dogme des dates signifiantes. Entre elles Alan nous imprègne de la continuité tenace de la réalité.

L’enfance d’Alan, d’Emmanuel Guibert

Encore plus miraculeusement il le fait en soulignant sa volatilité.

Rappelant une réunion de famille vécue par lui comme un moment éblouissant de son enfance et particulièrement une amitié naissante avec un cousin inconnu qui l’impressionnait « Je n’ai jamais revu ce cousin et je suis certain de n’avoir pas un instant pensé à lui ces soixante dernières années. C’est cette plongée pour vous faire ce récit,loin en dessous de ma mémoire consciente, qui me l’a ramené, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1996« . Voilà ce qui est précieux ici c’est ce combat contre l’effacement : l’enfance aussitôt évoquée, rendu inoubliable puis disparue peut-être à jamais…

 [ÉRIC FLUX]

BONUS

En 1996, bien avant même d’entamer La Guerre d’Alan, Emmanuel Guibert a publié dans la revue Lapin les premières pages des récits d’Alan J. Cope. Plusieurs planches consacrées à ses souvenirs d’enfance, sous le titre Jardin d’enfant, ont pour la plupart été redessinées dans La Jeunesse d’Alan. En voici quelques exemples.

Jardin d’enfant. Emmanuel Guibert. Lapin 13, 1996.
Jardin d’enfant. Emmanuel Guibert. Lapin 14, 1997.
Jardin d’enfant. Emmanuel Guibert. Lapin 13, 1996.

3 réflexions sur “L’enfance d’Alan, d’Emmanuel Guibert

  1. Hyper photo cet opus. J’ai déjà un peu de mal avec Guibert dessinateur mais là, j’ai passé mon tour – et je n’avais pas véritablement accroché à la Vie d’Alan. Rien à faire, je regarde ça avec admiration mais sans émotion…

    1. Li-An, là t’abuses. Si il y a bien un album qui arrive à émouvoir – et c’est pas si facile en bande dessinée – c’est bien L’Enfance d’Alan.
      La Vie d’Alan avait des qualités mais L’Enfance d’Alan c’est un chef d’œuvre. Réessaie ! STP ;)

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