Masqué dans le rétro, le Paris du futur

Co-auteur de La Brigade Chimérique chroniquée dans ses pages [ICI] il y a près de deux ans Serge Lehman scénariste de Masqué (déjà deux tomes chez Delcourt) nous disait : « Rien ne nous plairait plus que de voir à nouveau des super-héros à Paris ; c’est d’ailleurs une chose sur laquelle je travaille de mon côté. »
Depuis La Brigade chimérique s’est terminée sur une note assez amère, trop intelligente pour le lectorat (soyons clair!) avec ses références radicales aux différents milieux intellectuels européens ayant contribué à la création de la sphère fictionnesque actuelle où s’ébattent maintenant tout un monde utilisant et détournant des concepts d’histoires sans en connaître les sources. Ou pire les croyant originales. Plus de suite à La Brigade donc, mais un final cohérent et sans ambiguité pour une histoire qui se proposait de « raconter la fin des super héros européens ».
Mais Serge Lehman a confirmé ses propos et les super-héros sont de retour à Paris. Avec des détours, l’histoire est actuelle dans un environnement retro-futuristes, une sorte de projection dans un monde tangent au nôtre, l’Univers Parallèle remplaçant l’U-chronie. Au dessin l’accompagne Stéphane Créty familier de Delcourt (Salem la noire, Acriboréa…) et des atmosphères SF.
Masqué n’est certes pas la suite de la Brigade mais les rapports sont nombreux.

À première vue l’idée semble de conserver l’ambition littéraire mais de mieux la cacher dans les trames d’une aventure à la géographie plus immédiatement lisible. Paris est plus que le lieu de l’action, son espace est rendu en majesté par l’action d’un préfet spécial d’une « Paris-Métropole » devenue scène de théâtre pour des activistes masqués franchement supers. Dans une architecture tendant vers la même ambition moderniste, Lehman retrouve ses vieilles connaissances, souvent surréalistes, et comme dans La Brigade chimérique il ne se contente pas de saupoudrer de noms une aventure qui n’en serait qu’épicée par des références gratuites.
Guy Debord semble même un ressort essentiel de l’histoire, en rapport direct avec la structure de ce Paris siège de l’action d’êtres accaparants l’espace public de performances extranormales. Qualifiées d’Anomalies elles sont foisonnantes, surfant au dessus des artères capitales, plantant des crocs de zombies lettristes dans le cœur du pouvoir ou posant comme un Arsène Lupin holographique et démesuré au-dessus d’un sacré-cœur justement aplati par cette vision, à toutes, commune !

Guy Debord pour une fois cité non pas pour « La société du spectacle » mais pour un autre de ces concepts amusant : la psychogéographie, dont semblent adeptes quelques personnages essentiels du récit au point de comploter pour donner corps littéralement à l’esprit du lieu. Ici impossible de ne pas mentionner une fois de plus Alan Moore très impliqué lui aussi en ce moment par « la géographie de l’âme ou “psychogéographie” » (voir l’article récent sur sa biographie ICI). Simplement Serge Lehman et Stéphane Créty nous montrent comment l’âme d’une cité peut s’incarner dans un héros revenu de ses tréfonds. Et c’est assez spectaculaire ! Le premier tome Anomalies nous les présente, le deuxième Le jour du fuseur nous les montre en pleine bataille dans une ville grande ouverte aux prouesses super-héroïques. Car si il y a des références précises et insolites pour encadrer l’action celle-ci, comme dans La Brigade chimérique, ne lésine pas sur le grand angle et la démesure aérienne. Serge Lehman sait entrecroiser différents axes dans son histoire centrée sur un soldat perdu d’une guerre caucasienne, manipulé par des forces complexes, exilé dans l’appartement parisien d’une sœur elle-même au cœur de l’intrigue.

En attendant le troisième tome cet automne et au moins un quatrième l’année prochaine, sachons aussi gouter aux nombreuses mentions à Isidore Isou, poète furieux et pape du lettrisme mort il n’y a que cinq ans, à Paris justement. Saluons Alfred Jarry grâce à la parution imaginée d’un UBU Mag et de joyeux « Merdre » proférés ici où là comme sur une ligne de métro un jouissif, car situationniste, tag « Nikopol reviens » ! Une disciple de Debord et d’Isou, interviewée dans le magazine ubuesque à la fin du tome deux cite l’Oulipo, Breton, Bauhaus et Dada et nous confie pour attendre la suite « Il y a un genius loci, un esprit des lieux. La dernière fois que Paris s’est sentie grand s’était pendant l’entre-deux-guerres… Pour faire la Métropole et entrer à nouveau dans la grandeur, nous devons jeter un pont vers l’époque ou cette aspiration semblait aller de soi ».
Démasqué, le Retro-futurisme !
[ÉRIC FLUX]