
C’est mon frère qui m’a un jour remis entre les mains À l’Ombre des coquillages de Roosevelt, une bande dessinée en noir et blanc puis brusquement en couleur, éditée à l’époque à la Boîte à Bulles.
Cette œuvre m’a immédiatement saisie. Les personnages évoluent dans un univers discrètement fantastique. La dimension poétique, surréaliste, métaphysique se concentre dans de mystérieux coquillages, océans intérieurs, oreilles divines, ventres spirituels, à la fois astres, maisons et compagnons vivants et taciturnes. Ces objets métaphoriques sont si convaincants qu’on se demande comment ils ont échappé si longtemps à l’imaginaire de l’humanité. Leur régularité astronomique, leur obéissance à des lois secrètes, leur étrangeté docile, leur pacifisme est une description du silence.
L’un des personnages, Juanalberto, canard contemplatif et lettré, soumet son destin à la liberté de ses pieds. Cet abandon l’entraîne dans un désert, lieu de révélations intérieures. Cette solitude le relie à la fois au cosmos et à des pratiques artistiques énigmatiques, conduit malgré lui à dessiner des écritures indéchiffrables, puis à élaborer, dans le sable, des villes, des cathédrales, comme des outils optiques pour fixer le mystère.

La bande dessinée a créé des personnages mythiques, des héros auxquels nous nous identifions facilement. Ce sont des personnages simplifiés pour que tout le monde puisse s’y reconnaître. Au contraire, le canard Juanalberto réussit ce tour de force d’être un personnage complexe, avec une vie intérieure singulière, en gardant cependant une simplicité universelle. Cette synthèse entre un personnage de roman et une créature de bande dessinée est à signaler. C’est une maturation rare qui réunit l’universalité enfantine des personnages de bande dessinée avec la dimension à la fois adulte et enfantine de la vie intérieure. Il en résulte un canard proprement fascinant. J’en connais certaines qui en sont tombées amoureuses et seule ma pudeur personnelle m’interdit, quant à moi, des aveux.
Plusieurs histoires parallèles s’organisent dans cet ouvrage pour se rencontrer à la fin. Nous suivons la jeunesse de plusieurs personnages en plusieurs épisodes. Nous découvrons pour chacun leur parcours émotionnel et intellectuel. Il se construit chaque fois autour des livres et de l’art. La plupart des images du récit sont accompagnées du monologue intérieur du personnage qui raconte lui-même son histoire et sa pensée. José Roosevelt a compris que la bande dessinée est par nature essentiellement littéraire. Le dessin est au service d’une narration. Cette narration n’est pas seulement une suite d’image mais un équilibre entre les images, les dialogues et aussi un texte qui produit de la pensée. Il arrive ainsi, par exemple, à nous présenter des théories sur la peinture qui se déroulent sous nos yeux comme une aventure. La naissance de la pensée chez chacun de ses personnages est d’ailleurs inséparable d’une aventure, faite à la fois d’événements extérieurs et intérieurs.

Le dessin de José Roosevelt se modifie selon les personnages que nous suivons. Il peut être plus sombre ou plus aérien. Il reflète l’interprétation du monde de chaque personnage. Je n’aime pas dire qu’un dessin est réaliste. Quand il est vraiment réaliste, cela veut dire qu’il indique un réel et que sa source est extérieure. Ce n’est pas le cas du dessin de Roosevelt. Le trait emprunte au réalisme la modestie nécessaire à servir une histoire, avec élégance et poésie. Le dessin est d’un esthétisme discret, il est accueillant. Puis, lorsque c’est nécessaire, il devient encore plus beau. Il y a peut-être quelque chose de mœbiusien dans le trait, mais qui reste soumis à des principes narratifs, qui ne bloque pas la fluidité du récit en proposant une image trop énigmatique ou trop sidérante. Ce n’est pas un dessin qui se veut autonome pour une histoire prétexte, mais qui reste en harmonie avec le récit.
À l’Ombre des coquillages est une bande dessinée totale, c’est-à-dire menant à son apogée, dans un équilibre réussi, tous les modes d’expression, littéraire, graphique, de dialogue, de construction, que contient cet art mixte qu’est la bande dessinée, délicat justement parce que mixte et qui est si souvent déséquilibré.
La bande dessinée a la capacité à fabriquer des mythes. Les super héros américains en sont un exemple. Mais les super héros, simplement pulsionnels, manquent de poésie. La mythologie grecque, par contre, reste inépuisable parce qu’elle relève de l’inconscient et du rêve. Les créatures mythologiques, qui frappent durablement l’imagination, sont en nombre limité.
Même si Walt Disney est devenu un empire industriel, à l’origine, il créa des personnages mythiques. Donald Duck en est un. L’efficacité graphique de ce canard reste pour moi un mystère. Il est poétique dans sa naïveté coléreuse exacerbée. Mais le canard Juanalberto m’a touché plus encore. L’auteur ne s’y est pas trompé qui parle à un moment donné de son regard. Grâce à José Roosevelt, le canard est devenu adulte, c’est-à-dire animé d’une pensée et de rêves.

Les coquillages volants font partie des figures que je conserve dans mon imaginaire comme on peut adopter une planète ou un animal. Le mythe fonctionne souvent sur des associations contre nature, comme le tronc d’une femme et la queue d’un poisson. Le coquillage en apesanteur, vivant, pensant, mû comme un objet céleste est une série d’associations contre nature. Mais ces associations ne sont pas physiques. Ce sont des métaphores contradictoires assemblées, comme la rigidité et la vie, le bouclier et la sensibilité, la mer et le ciel, l’indifférence et la pensée, le minéral et la croissance, la liberté et la domestication, la vie sauvage et la régularité, l’objet incongru et la maison familière. Leur intérieur est vide. On peut y loger comme dans une âme réalisée. Ils sont l’accueil absolu, diffusent la nuit des ondes bienfaisantes pour aider le dormeur. Ce sont des temples sans religion, sans dogme, sans parole, offerts à ceux qui savent les reconnaître. Dieu a sans doute la forme d’un coquillage. Tel est peut-être le secret que livre, à ceux qui savent voir, cette œuvre de José Roosevelt.
[JEAN-LUC COUDRAY]
• À l’ombre des coquillages. Éditions La Boîte à Bulles. 2005
• José Roosevelt auto-édite désormais ses albums aux Éditions du Canard. Tous les détails sur le site de l’auteur.
« À l’ombre des coquillages » est un livre magnifique, moi aussi, je suis fasciné par cette œuvre étrange et par cette idée extraordinaire des coquillages volants. Bel article.
Je me souviens de ma rencontre avec ce livre et avec José, au festival de Grenoble. J’avais hésité à acheter l’album qui pourtant m’attirait, mais, gros livre bizarre et univers graphique » à la Mœbius » qui au premier abord m’a déconcerté. Dans le train, je repensais à ce livre et à l’auteur, fin et intelligent, à ce curieux petit canard philosophe et je regrettais mon hésitation. Je pensais sans cesse à ces quelques pages feuilletées et je suis très vite allé commander le livre à mon libraire. Je n’ai vraiment pas été déçu, j’ai découvert un auteur cultivé, parfaitement maître d’une narration complexe et un dessinateur subtil qui joue habilement avec les graphismes. Il est rare qu’un livre se soit à ce point imposé dans mon esprit, j’y vois là un peu de la magie des coquillages volants.
José (on se connait suffisamment pour qui je l’appelle ici par son prénom) est un auteur vraiment à part avec une oeuvre très particulière. Son travail n’est pas facile pour le grand public et en même temps, il est lisible par tous. Je regrette que les Grands Critiques Officiels ne semblent pas vouloir le défendre.
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