Presque aussi connu qu’Arthur Rackham de son vivant, Edmund Dulac n’a pas connu une postérité aussi prestigieuse. Pourtant son œuvre l’égale et souvent le dépasse dans certains domaines, notamment lorsqu’il s’aventure vers l’Orient, l’une de ses passions. En 1907, Dulac illustre quelques Contes des 1001 Nuits. Deux ans plus tard, il s’attaque à un ouvrage qui venait alors d’être découvert et traduit, Rubáiyát d’Omar Khayyám.
Ces quatrains sur le temps qui passe et la brièveté de la vie sont souvent mélancoliques et prônent comme remède une morale épicurienne alcoolisée plutôt inattendue en Islam. Un peu comme si Ronsard (les Amours) rencontrait Li Po (Éloge de l’ivresse).
Le style de Dulac est alors encore très proche des autres illustrateurs de gift book de contes – on dirait fantasy aujourd’hui – mais il annonce déjà l’évolution vers un style plus épuré (fortement influencé par les miniatures persanes).
C’est un chef d’œuvre que nous vous proposons de découvrir en intégralité. Nous avons mis la main sur une édition d’époque. Les scans sont le plus fidèles possible (nous n’avons pas cherché à les rendre plus colorés et lumineux comme c’est généralement le cas) et cliquable pour une vision grand format.
Réveille-toi, car le soleil, derrière la hauteur, là-bas vers l’Est,
a chassé l’assemblée des étoiles de la nuit.
Et laissons en paix Mahmud sur son trône d’or !
Ici, avec un peu de pain sous les branches,
une cruche de vin, un livre de Vers, et toi,
chantant près de moi dans la solitude sauvage,
oh ! cette solitude serait pour moi un paradis !
Regarde la rose épanouie près de nous :
« Vois, dit-elle, c’est en riant que je viens au monde et que je fleuris :
je brise aussitôt le gland de soie de ma bourse
et je jette son trésor par le jardin. »
Et le palais qui lançait aux Cieux ses piliers
et au seuil duquel les rois traînaient leurs fronts,
j’y ai vu le ramier solitaire :
« coo, coo, coo, crait-il, coo, coo, coo ! »
Certains que nous aimions, les plus beaux et les meilleurs
qui soient sortis de la presse à vendange du temps,
ont bu leur coupe une ou deux tournées avant nous
et, un par un, en silence ont gagné le repos.
Et à ceux qui préparent Aujourd’hui,
et à ceux qui songent à quelques Demain,
un muezzin crie de la Tour des Ténèbres :
« Insensés ! votre récompense n’est point ici ni là-bas ! »
Et cachés tour à tour par la robe de la Nuit et du Matin.
Je me souviens qu’un jour, je m’arrêtai
pour regarder un potier qui pétrissait brutalement
son argile humide, et celle-ci, à mots presque éteints,
murmurait : « Doucement, frère, doucement, je te pris ! »
Passe donc tes quelques heures de grâce
à enlacer le corps onduleux de l’aimée,
avant que la terre te reprenne dans ses bras
Pour te dissoudre en une dernière étreinte !
Alors quand, enfin, l’ange de la boisson des ténèbres
tu trouvera sur le bord du fleuve,
et, te tendant sa coupe, invitera ton âme
à venir, sur tes lèvres, boire la mort, ne recule pas !
Vis sans t’inquiéter des hommes et des dieux !
abandonne à demain le soin de débrouiller l’écheveau,
et laisse tes doigts se perdre dans les tresses
de l’esclave élancée qui remplit ta coupe.
Vous savez tous, mes amis, quelle splendide fête
je célébrai dans ma maison, pour mon nouveau mariage :
lorsque, répudiant de mon lit la vieille raison stérile,
je pris la fille du vin pour épouse.
Récemment, à la porte de la taverne, une forme
angélique m’apparut, brillante dans le crépuscule :
elle portait un vase sur son épaule
et m’offrit d’y goûter : c’était le vin !
Les révélations de dévots et des savants,
qui vécurent avant nous et firent les prophètes,
sont de ces histoires que des gens mal réveillés,
racontent à leurs compagnons avant de se rendormir.
Cette terre n’est qu’une tente où peut se reposer
un sultan en route pour le royaume de la mort :
le sultan se lève et le noir Ferrash
abat la tente et la prépare pour un hôte nouveau.
Le ciel n’est que la vision du désir satisfait :
L’enfer l’angoisse d’une âme en feu
au milieu des ténèbres où, à peine venus au jour,
nous allons déjà rentrer.
Ah ! pourquoi le printemps disparaît-il avec ses roses,
et le livre au doux parfum de la jeunesse se ferme-t-il ?
Le rossignol qui chante dans les branches
d’où vient-il, où s’est-il envolé, qui sait ?
Et quand toi-même, aux pieds d’argent, tu passeras
joyeusement parmi les invités dispersés sur le gazon,
et qu’en versant le vin, tu atteindras la place
que j’occupais jadis, vide une coupe en mon souvenir !
• Beaucoup d’illustrations d’Edmund Dulac sont visibles sur le net mais elles sont souvent mal reproduites (car scannées d’après des rééditions parfois médiocres – les originaux sont, pour la plupart, perdus). Exception notable, les magnifiques illustrations de Dulac pour les Contes d’Andersen sur le site ASIFA-Hollywood Animation Archive.
• Il n’existe pas actuellement de rééditions de livres illustrés par Dulac en librairie en France.
• On peut trouver un bon catalogue d’exposition assez complet : Edmund Dulac, 1882-1953, De Toulouse à Londres, par Pierre Nouilhan aux Éditions du Rouergue qui fait office de monographie.
Ouahhhh. Je vais faire passer l’info.
Merci pour ces images sublimes, je trouve que Dulac a plus de finesse qu’Arthur Rackham.
L’intégration des personnages dans le paysage est juste sublime.
Et pour le catalogue aux Éditions du Rouergue , il est malheureusement épuisé !!!!