C’est l’histoire d’un géant qui a commencé petit. Le héros malgré lui du récit de Laurent Rivelaygue et Olivier Tallec se nomme Cathal Crann et grandit en Irlande, dans le comté de Galway, au début du dix-huitième siècle. Un fils aimant et dévoué, un berger consciencieux, un gars sans histoires. Jusqu’au moment où il croise la route du colonel Van Dijk, rabatteur de géants dans l’Europe entière pour le compte du roi de Prusse Frédéric-Guillaume 1er , « chef de la plus formidable armée que le monde ait connu ». Telle une grosse bête curieuse et convoitée, Cathal Crann est capturé, enchaîné, enfermé dans une caisse. Sa destination : Potsdam, en Prusse, où il intègre les rangs des « Lange Kerl » (« les grands gars »), un régiment entièrement composé de géants. Vous avez déjà vu l’équipe des All Blacks terroriser leurs adversaires avant un match ? On imagine que les « Lange Kerl » étaient censés faire le même effet sur un champ de bataille.

L’épopée du géant irlandais trouve son origine dans une étonnante anecdote historique. Le régiment des géants de Potsdam (taille minimum d’incorporation : 1,88 m) constituait la garde personnelle de Frédéric-Guillaume 1er de Prusse, surnommé le « Roi-Sergent » (der Soldatenkönig). Préférant de loin les militaires aux courtisans, ce monarque est grossier et colérique, méprise les Arts et les Lettres et porte constamment l’uniforme. Son hobby : les inspections et les revues militaires. Quelques décennies avant qu’advienne le temps des despotes éclairés qu’approcheront Voltaire ou Diderot, il y a de l’Ubu Roi chez cette vieille baderne de 125 kilos qui exerce, avec constance et volupté, « la bêtise à front de taureau ». Dans un court appendice historique à la fin de l’album, le scénariste Laurent Rivelaygue nous apprend que « le roi imagina même de recruter de grandes femmes dans le but de fabriquer ses propres géants, une sorte de race supérieure, et peut-être les prémices d’idéologies nauséabondes à venir deux siècles plus tard ».

Peut-être, mais l’album Les Grands soldats se garde bien de nous entraîner plus avant vers ces sombres questionnements. L’histoire du colosse irlandais devenu soldat prussien malgré lui s’apparente à un récit d’initiation traité avec humour et fantaisie. D’abord séduit par le fameux prestige de l’uniforme, Cathal Crann prend conscience du ridicule des puissants, fait l’expérience de l’amour et du chagrin d’amour, avant de constater que les géants sont comme tout le monde capables de petitesses. Il apprend également à se méfier de lui-même, car régulièrement sa part animale prend la forme d’un chien rouge s’échappant hors de sa tête…

Débutant par un enlèvement dans une sombre forêt, bruissant d’intrigues de cour, se terminant par un meurtre au clair de lune dans un cimetière: les deux auteurs s’amusent avec les recettes du roman noir et feuilletonnesque. La fin est d’ailleurs ouverte sur une possible suite ; on ferait volontiers encore un bout de chemin sur les traces du colosse de Galway.
[GIL]
• Graphiste et plasticien, Laurent Rivelaygue signe avec Les grands soldats son premier scénario de BD.
• Olivier Tallec est un très prolifique illustrateur d’albums jeunesse. On lui doit notamment l’excellente série Rita et Machin éditée chez Gallimard jeunesse avec Jean-Philippe Arrou-Vignod aux textes.
• A lire, un entretien – portrait d’Olivier Tallec sur le site de littérature jeunesse Ricochet.
• Les premières planches sur le site de l’éditeur, Gallimard.