«La prétention de comprendre l’essentiel et d’accorder au reste le statut de superflu».
Aurais-je cette prétention en me plongeant une fois de plus dans un album de Daniel Goossens ? Il faudra en juger en fonction d’une foule d’éléments sérieusement imbriqués. Toutes les citations provenant de l’auteur. Sauf celle-ci mais qui la prouve :
«C’est ainsi qu’on peut se targuer d’aimer la bande dessinée».
Ainsi, voyant le titre Passions paraître après Sacré comique, instantanément je n’ai pu que penser à la première définition du Pathos, souffrance en grec, devenu glorieuse par la prétention des disciples du Christ à sacraliser son sacrifice devenue donc sa Passion. Immédiatement j’était donc, moi aussi, prétentieux ! Une «Passion» à l’origine c’est ça, une prétention démesurée accordée à une humeur par essence dérisoire puisque forcément singulière et existentiellement ridicule car traduite par le point de vue de celui qui l’exprime.
En ce sens la «Passion» de Goossens serait d’ironiser sur ce qu’il définit lui même et très souvent comme une «prétention» (running gag de ce texte).
Débarrassons nous d’un détail pour finir ce préambule, l’objet de Goossens reste encore et toujours l’humour : faire rire. Anecdoctiquement ce n’est pas du tout le mien. Profondément pourtant, la finalité du projet de Daniel Goossens est atteinte, superficiellement, à quelques strates que l’on situe la lecture, à quelques niveaux que l’on relit ses dialogues : on rit. Beaucoup. Presque trop parfois.
Des repères vont être nécessaires. EO en a, TAO aussi, et cette dernière antiquité a même trouvé un reflet récent dans un texte paru en complément d’une interview du numéro 254 d’avril 2014 de Fluide Glacial. Il me faudra bien tout ça pour assumer mes prétentions redondantes. «Assumer» étant en soi un terme qui pourrait être «goossenien», tant la force des clichés puérils qu’il véhicule est actuellement répétitive. J’assume donc : j’ai peut-être fait une connerie mais je la revendique, non seulement je ne vais pas m’excuser mais je vous emmerde et si c’était à refaire je la referai ! Na ! (Ou «Ga» pour citer l’auteur de façon obscure).

«Nous vivons un siècle d’image, l’image qui cache la forêt». Débroussaillons donc.
En ce blog vous trouverez dans l’article au sujet de Sacré Comique un renvoi à l’interview que Goossens a donné à TAO il y a très longtemps :
«Pour le tout premier numéro de TAO, […] j’interrogeais Daniel Goossens sous l’angle de l’humour construit, réfléchi, bref à l’aune de son taff d’informaticien de pointe, il ne cessait de me renvoyer dans les cordes d’un comique beaucoup plus réaliste. À la relecture, l’interview est en elle-même une sacrée prouesse humoristique bien qu’involontaire (et introuvable donc, ouf !)».
Maintenant elle est trouvable (ouille!) puisque numérisée dans nos archives. Et d’autant plus instructive si on la relit à la lueur d’un texte que Goossens paru dans Fluide Glacial à l’occasion d’une interview pour la sortie de Passion.
Sous le titre Le sacré et le comique il publie une étude de la dérision qui pourrait faire rougir Bergson. Le rire de Goossens est une réponse à «une pensée collective très rudimentaire, prolongement social de la pensée individuelle, le lyrisme jouerait le rôle de l’excitation et la dérision celui de l’inhibition. C’est ma compréhension courante du sujet». Et son introduction à ce texte, qu’il faut oser prétendre fondamental pour ceux qui veulent non seulement comprendre Goossens mais aussi la valeur, très paradoxale, de sa dérision.
Et, déjà, ici, il y a prétention.
«La capacité à faire rire d’un effet comique ne veut absolument pas dire qu’il est plus juste que celui qui n’a pas fait rire» répondait-il, en 1994 dans l’interview de TAO, à une question naïve voulant donner à l’humour un pouvoir de justice.
Et il persiste, vingt ans après, dans le texte de Fluide :
«Le succès d’un effet comique n’est pas une caution pour une quelconque cohérence sacralisée dans la foulée, de même que la cohérence d’une théorie ne confère aucun pouvoir comique à un effet de manche» ajoute-t-il avec une sorte de contraposée plutôt subtile.
«Je ne peux plus avoir confiance sur l’effet bénéfique de l’humour qui donnerait du recul, chaque personne se défend en fait avec l’humour contre ce qui l’ennui» disait-il.
«Un effet comique qui se prétend la preuve que les salauds sont ceux-là est une stratégie d’influence tournable en dérision» confirme-t-il maintenant.
Sa constance est déjà remarquable. Approfondissement de sa pensée (il faut bien l’appeler ainsi !) semble s’être faite à l’aune de son travail : épure des détails mais, pourtant, enrichissement de ceux-ci.

Déjà dans Sacré Comique, «Le commissaire était dans la tombe et regardait l’œil». Comment comprendre autrement le rire profond qui en résulte sans faire preuve d’érudition plus ou moins superficielle : la Bible, Victor Hugo, tout ça… Certes il faut la vision aussi – le dessin est là – mais surtout, avant, le remord (c’est même le titre) car meurtre, Vache-qui-rit, champs, contre-champs, hors-champs, citations, Cain, Napoléon, Prévost, un œil de vache, une structure, des structures internes, des rappels, Dieu, une enquête et au final :
«Le commissaire était dans la tombe et regardait l’œil». Rires pendant, éclat au final.
Bravo, rien à dire, sauf qu’à ce niveau c’est rare. On devrait être habitués depuis plus de trente ans, mais non, on se dit parfois : il y a une méthode, un truc, un algorithme écrit quelque parts, et puis voilà Passion !
Le ! est personnel, Daniel Goossens n’a pas besoin d’en abuser autant que moi.
Avec ce nouveau volume on pourrait être blasés : l’action languirait-elle ? N’y-a-t-il pas moins d’effets de manche (rhétorique toute goossenienne) ? Ou d’effets tout court ?
Peut-être bien, après une première lecture immersive où les tentatives d’analyses sont déjouées par de fréquents amusements superficiels. Où l’on se perd entre éclats de rires et jubilations douteuses car parfois non dénuées de satisfactions égotistes pour avoir compris ce qu’il y avait à comprendre dans l’emmêlement faussement chaotique des références plus ou moins profondes.
«Je veux faire rire et pleurer à la fois et mettre en colère…j’ai connu un poète qui suscitait un arc-en-ciel de sentiments à la fois. Une pointure! On l’appelait « Le dabe« »
S’ensuit, pour preuve, une parodie d’Autant en emporte le vent sous couverture de Bidochons jouant La cage aux folles tout en citant Brel, avec en bonus un making off en une seule page qui procure un résultat comique bien plus grand que la somme de ses emprunts. Donc effets il y a. Mais probablement encore plus efficaces que manifestement moins appuyés. Manifestement c’est-à-dire comme se manifestant d’emblée, pour ce qui est des appuis techniques, si l’on veut lire sous le travail fourni, ils semblent encore plus étudiés.
Certes nous avons toujours des répliques triviales qui font mouche hors contexte :
«Une femme si tu la fais bâiller,hop, elle est à moitié dans ton lit»,
«À la maison c’est ma femme qui porte la culotte et c’est moi qui mets les mains dedans»,
«Si tu es mineur et que tu veux te pendre il te faut la corde de tes parents».
Extrait aussi faits pour faire reculer les cuistres recherchant de la prétention où il n’y a rien d’autre que de la farce futile. Donc essentielle puisque vraiment superficielle. Ça, rien à dire, c’est immédiat, mais pour les non familiers il faut bien insister, ce n’est pas que détail. Le dessin a encore gagné en précision et l’on parle de quelqu’un qui a publié il y a une trentaine d’années une étude savante des plis dans les vêtements de ses personnages.
Le progrès est aussi manifeste et continu, depuis et malgré toutes ces années. À la fois en épurant l’inutile (personnages détourés seuls ou cadrages uniques parfois) mais aussi en étoffant les décors et les points de vue (jungle foisonnante, bordel surchargé).
Les dialogues donnent toujours autant envie d’être mis en bouche (pourquoi personne n’a jamais pensé à l’adapter sur une scène (ou alors merci de prévenir !) ?
Maintenant il peut aussi prendre son temps comme dans La piste des Magombos (le roman chaud de l’été) plusieurs pages d’exposition entièrement expurgées de toute ironie inutile. Mais bourrées de clichés, de répliques et de situations suffisantes en elle-même pour décrire le grotesque normal. Le ridicule des phrases vides, sous-tendues d’évidences communes, enfilades de lieux communs, maximes creuses et emphases directement comiques. C’est à ce point qu’une bonne partie du spectacle télévisuel pourrait être du Goossens involontaire.
Il suffit d’un bon point de vue pour justifier une traque :
«Oubliez les catégories façonnées par votre culture qui vous aveuglent»,
«Mais c’est un bébé ! Vous avez tué un bébé !»
«Un bébé sauvage miss. C’est une bête noble»
Alors il faut bien se replonger dans son «Étude de la dérision», le texte de Fluide Glacial.
L’analyse est impressionnante, pas drôle du tout, profonde sans être prétentieuse bref intimidante ! Pourtant, dans l’importance qu’il donne à la dérision tout en lui niant toute valeur morale a priori je ne peux que faire un rapprochement avec le point de vue des athées par rapport à l’idée de Dieu. Le croyant (prétentieux dans le contexte) enferme dans une vision d’absolu tout l’univers de son point de vue, le libre penseur (dérisoire) s’efforce à créer de la relation en ouvrant les dogmes. Mais en aucun cas il ne pourra démontrer l’inexistence absolue d’un dieu défini. L’exemple classique étant qu’aucune raison ne pourra prouver que Dieu n’est pas une théière verte en orbite autour de Mars (ou autres définitions plus barbue mais tout aussi farfelue). C’est l’opposition classique, non manichéenne mais pourtant dialectique, Absolu vs Relatif dans laquelle il me semble que le Théorème d’incomplétude de Gödel pourrait-être utile puisque le seul absolu possible serait son opposé où tout est relatif.
Sans profondeur, a surfaces multiples, superficiel à tous les niveaux. Ce qui sonne aussi comme une incroyable prétention !

Car, toujours selon la définition de Goossens:
«L’illuminé sent la bouche de Dieu dans son oreille. Cet égocentrisme sacralisant a sa racine ici : chacun de nous peut penser qu’il est la caméra du monde, qui produit un film unique dont les autres sont les acteurs».
C’est en effet la subjectivité totalisante qui structure le monde actuel mais celle-ci ne se justifie-t-elle pas par l’abandon de toute volonté d’objectivité ? Pas prétention d’objectivité mais au moins volonté. Même lui disait jadis :
«L’humour universel, j’ai longtemps espéré qu’il existait, ça marche quand même un peu… L’humour est superficiel et plus on est superficiel et plus on est efficace».
Il suffirait de retirer la profondeur ou l’absolu de l’équation pour se contenter (sens anglais : être rempli donc content) de l’essentiel : le superficiel.
«Pour moi il n’y a pas de second degré. Les mises en scène, jugements de valeur et autres effets de communication sont du réel» dit-il dans l’interview de Fluide.
Et dans celle de TAO il y a vingt ans :
«Je ne crois pas grimper des degrés, je fais toujours de la parodie mais de la parodie de comportements psychologiques. Ça a une réputation d’abstraction mais quand on est obnubilé par cet aspect là, ça devient le concret».
Seul point commun avec son «autre travail» – «je suis un intellectuel abstrait pas un bucheron canadien» – d’informaticien «que j’hésite à dire parce qu’il est particulièrement prétentieux… Je m’intéresse au fonctionnement de l’esprit».
Ce qu’il démontre par l’absurde dans son texte de Fluide qui débute par :
«La science cherche à comprendre, la religion cherche à influer…»
avec une petite pub bien ironique :
«Si la science se comportait comme la religion : Eurêka ! la connaissance est vraiment ressuscitée ! Le savoir est vivant ! il est parmi nous. Eurêka !… Laissons la raison faire de nous des porteurs de joie et de paix. Eurêka ! L’univers n’est que science… Ce chemin est la voie de de la compréhension et de la vérité… Eurêka ! ! Eurêka ! Eurêka !»
Ce qu’on trouve pour finir est un exemple, aussi par l’absurde, de l’omniprésence de l’humour de Goossens dans la réalité par le biais d’un pompeux juste là pour illustrer, par défaut, le sujet. Donc oui, comme dit Finkielkraut, image de la prétention dogmatique qui fait tantôt scandale dans le pourtant dérisoire milieu de la BD :
«Pourquoi ne pas aimer la bande dessinée ? Mais s’en targuer, c’est autre chose. C’est dire, en sous main, il n’y a pas d’art mineur. Et quand on dit il n’y a pas d’art mineur, non seulement on réhabilite les arts mineurs mais on vide les autres». Ou alors ta relativité absolue qui prétend jouer aux juge arbitres entre les arts n’est-elle pas plutôt de celle qui ignore sa propre ignorance. Le roman n’était que vulgarité, le théâtre qu’exhibition, le cinéma qu’hypnose, ce qu’ils sont toujours en fait, au regard de la BD, seul art majeur qui puisse dessiner les dogmes pour en montrer les codes.
Faites cette expérience lisez «une fille formidable» avec son esthétique pub, ces «Corps nu, abandonné, corps cassé, mille fois embrassé…» puis allumez votre télé et zappez sur une pub qui a tout de l’Art Majeur La Nuit de L’Homme aux majuscules toujours plus génériques aux regards cachant leur vulgarités derrière les affectations en permanence farouches des stéréotypes oscillants entre prétention haut de gamme et épate beauf et vous serez encore et toujours dans la dérision.
À ce moment là vous verrez, la réalité c’est du Goossens.
[ÉRIC FLUX]
• Les premières pages de Passions sont ici.
Merci de donner à lire ce texte de Goossens, ‘Le sacré et le comique’. Cette étude sur l’humour difficilement compatible avec la religion prend aujourd’hui (février 2015, un mois après l’hécatombe de Charlie) un autre relief. On dirait un commentaire, sinon sur ce qui s’est passé, du moins sur le prétexte du massacre. On a assassiné 17 personnes à cause de dessins dérisoires, de petits bonshommes avec un turban sur la tête. Cette ‘dérision du sacré’ était-elle une insulte faite aux croyants, outrage d’autant plus déplacé qu’il s’adressait à une population par ailleurs fragilisée socialement ? Bref, ‘Charlie’ est-il islamophobe ?
Goossens semble répondre par la négative : non, ces caricatures ne tournaient pas en dérision des gens, mais leur foi dans ce qu’elle a de violente et d’irrationnelle, d’ « indiscutable » au sens de « non-scientifique ». C’est ainsi que je comprends le paragraphe ‘C’est vrai, la dérision est censée s’adresser à la puissance, pas à l’humilité. On ne peut pas se moquer des humbles mais on peut se moquer de leur infinie prétention.’
Merci Fabrice pour ta reflexion, et ce rapport entre cette horrible actualité et la dérision revendiquée comme superficielle qui semble insupportable à certains. Polac, Cavanna, disparitions naturelles, quand bien même douloureuses, alors pour tous les autres, je n’ai toujours pas assez de larmes. Tu parles d’insulte, d’islamophobie, rien de tel je pense. De gens fragilisés, oui certainement. D’autres blessés, choqués, probablement. Mais depuis des milliers d’années ce sont les athées qui sont les plus martyrisés, sans comparaison possible avec tout autres catégories humaines, alors que c’est la pensée raisonnable qui sauve. Goossens me semble défendre le plus difficile : le doute. La pensée d’absolu ne peut admettre ça. La raison est relative, le doute est une obligation rationnelle. La dérision est en ce sens le meilleur rempart contre la pensée qui s’effondre dans l’absolu, qui se laisse aller à croire plutôt que de faire l’effort d’essayer de savoir. Et en ce sens l’humour, le décalage, le pas de coté vis à vis d’une réalité monolitique, la dérision, donc, est probablement l’arme la plus pacifique et pourtant radicale contre ce que Goossens moque : la prétention. Je doute aussi du sérieux de ma réponse mais au moins elle peut susciter une juste dérision pleine de moquerie, on en demande pas plus, et pas moins quand on reste relatif : le rire apporte plus de joie que de blessure à celui qui ne se drappe pas dans un sale amour propre.