Prendre un mythe pour le faire sien
Le Héros de David Rubin ne lui appartient pas.
C’est un archétype modelé depuis des millénaires par des sociétés en quête de structures.
L’auteur de ce récit publié chez Rackham en deux forts volumes prend un mythe dont le moindre détail à été ciselé, discuté, modifié et figé, même en de multiples versions, par d’antiques et minutieuses traditions pour le faire sien, et décider qu’il incarnerait ses idées.
Un conservateur réprouverait cette prétention, un libéral en vanterait l’audace. Un malin dirait, la belle affaire, le personnage est celui de tous et ajouterait, vaincu sans avoir eu à combattre, de toute façon, ça se fait tout le temps. Un fou insisterait en déclinant un slogan publicitaire clamant que chacun donne sa définition aux mots (authentique !) niant ainsi l’indispensable définition commune de ceux-ci pour permettre leur fonction : l’échange d’information. Ainsi les mythes : leur sens est une permanence sinon ils ne signifient plus rien. La dictature subjectiviste décidant de donner à chacun une légitimité aux visions personnelles sur des domaines communs est résumé dans le mythe objectif de Babel.
Mais pourtant le monde évolue, c’est son sens et il est aussi objectif, et donc ses mythes se transforment, c’est aussi une vérité. Dionysos sortant de la cuisse de Jupiter c’était déjà une modification du sens initial d’une divinité païenne en un élément intégré au panthéon polythéiste classique. Dionysos, un dieu, proche, sinon une autre figure, du Héros qui nous concerne ici et qui finira bien par faire son apparition dans ce long préambule. Il est considérable car Eo(s) aux doigts de roses n’amène pas l’aurore sur le Héros sans précautions oratoires distillé par le Barde aveugle :
Homère lui-même a imposé sa vision ne serait-ce qu’en choisissant les histoires qu’il a transmis. David Rubin en serait-il un équivalent moderne en offrant un reload au Héros ?
David Rubin se moque de tout ça, avant d’aborder son histoire, son prologue étant aussi filandreux que le mien, il se met en scène, enfant éblouie « Personne ne dessine aussi bien les combats que Jack Kirby, personne ! » contestable mais compréhensible, d’autant que le dessinateur qu’il deviendra peint des scènes d’actions époustouflantes, bien que pas vraiment dans les canons de Kirby. Certes les cases sont bien explosées mais surtout par des agrandissements hors cadres, par des personnages plus grands que ceux-ci.
Et ces pages sont vraiment impressionnantes.
Jésus, version moderne d’Hercule
«La fiction règne !» clame Rubin dans son prologue où nous sommes encore, « à cheval entre mythe et réalité» avec «un héros qui aime les autres plus que lui-même» mais qu’il va bien falloir amener sur le devant de la scène…
Son nom classique est Herakles en grec, Hercule pour les latins, probablement Ogma pour les celtes, Cicéron distinguait six figures légendaires de ce nom ; Varron quarante-quatre nous disent les classiques. Un auteur contemporain (Robert Graves, discutable mais très informé) y voit une image formatrice des innombrables Héros nés d’un Dieu tout puissant mais issus d’une mortelle, dont le nombre douze (et non treize, il s’agit là du signe du passage du calendrier lunaire au solaire) accompagne les exploits dont un aller-retour chez les morts obligatoire ainsi qu’une fin terrestre liée au bois. Ceci devant se dérouler vers l’équinoxe de printemps alors que sa naissance est celle du nouveau soleil lors du passage au solstice d’hivers.
Bref Hercule est une image initiale de Jésus ! Et donc, vraiment, «un héros qui aime les autres plus que lui-même».
Rubin le montre ainsi dès le début, dans son enfance à la naissance retardée par sa belle-mère, femme de son père dans les cieux, Zeus, Hera qui manigança pour que son demi-frère non divin naisse avant lui et hérite ainsi du trône et du droit de commander le Héros.
C’est une facette du mythe cette soumission obligée au destin, une autre parle de la culpabilité du Héros Alcide qui prit de folie tue sa femme et ses enfants et pour se faire pardonner par la déesse de la famille (Héra instigatrice cachée de sa crise meurtrière) prend le nom d’Hera-Kles , «la gloire d’Hera» pour avoir son pardon et se soumets aux commandements de son demi frère Eurysthée. Qui le déteste, il est roi mais pas demi-dieu et donc jaloux, et va lui faire accomplir nombre de travaux impossibles. Rubin les raconte dans l’ordre classique, avec un certain respect des détails, du moins au début. Son point de vue paraît d’abord anecdotique, sa technique narrative anglo saxonne qui cherche à mettre la superficialité supposée du lecteur à son service par de multiples clins d’œils vers des clichés modernes agaçante. Au début.
Puis l’histoire insiste, le monde décrit est résolument moderne alors que le mythe se déroule suivant ses canons propres, antiques. L’agacement se transforme alors en reconnaissance et l’amusement prévaut avant d’être lui même surmonté par un intérêt croissant pour le vrai sens que semble tracer Rubin.
Si le Christ est la figure moderne d’Hercule, ici, celui-ci, semble devenu le modèle du Sur-Homme actuel. Eurysthée enfant joue avec des figurines de Super Héros, le Héros écoute Heroes de Bowie (c’est amusant) mais surtout incarne manifestement le rôle de Superman. Ainsi il vole parfois, plus comme Hulk, par propulsion ou avec la main au sol à la manière des incarnations cinématographiques récentes du surhomme, mais il fends bien les airs ensuite. Sa copine Diane, ainsi que ses prêtresses amazones, portent un costume au look Wonder Woman, son petit copain (à Hercule, pas à Diane, les mœurs divines étant très libres) se vêt façon Thor (celui des comics, pas l’original) et, comme le kryptonien dessiné par Alex Ross ou Franck Quitely ,Hercule s’élève debout au dessus des hommes, la tête nimbée de soleil. En l’occurrence cela souligne plus l’influence initiale du mythe sur Shutter que l’imitation de Kal El par Hercule, Rubin rendant ainsi à César la cape qui lui appartenait dès l’origine.
Comme dans tout bon comics les Héros s’affrontent
Le monde décrit est moderne, la voiture pollue les terres hellènes, le char céleste est un avion, de guerre souvent, diverses machines tirent des lasers, clonent des monstres ou font offices de robots et encore pire, les médias traitent du sujet. Hercule devenant un produit rentable et donc vendu provoque la colère de son vieux maitre le centaure Chiron «Hercule est un mythe pas une starlette». Comme dans tout bon comics les Héros s’affrontent pour divers motifs, forcés souvent, mais avec de vrais raisons inhérentes au récit. Car celui-ci est construit avec forces ellipses, flashforwards plus que back et justifiés par une progression dans les tréfonds du thème, poursuivant une narration d’abord légère puis gagnant au fil des travaux une profondeur inattendue qui creuse le Mythe jusqu’à sa Fin.
Rubin se donne le temps, l’envergure du conte le permet et il s’autorise même des digressions et des inventions. Les oiseaux du lac Stymphale sont très améliorés dans un sens plus épique, la biche de Cerynie n’est pas celle que l’on connaissait mais Rubin trace Hercule au Vif Argent pour figurer la course du Héros par la barbe qui lui pousse durant sa chasse. Sa vision du sanglier d’Erymanthe dévie aussi largement du thème pour souligner l’humanité fondamentale du demi-dieu : il défend les faibles, les enfants, sa folie lui est imposée, il est profondément, véritablement, radicalement, bon.
L’auteur joue même un «break» dans le récit.
Un équivalent scénaristique à celui d’un single : une respiration rythmique pour permettre au thème du refrain de revenir en force, une subtilité mettant, pour un temps, l’histoire en pause. Le Héros est plongé dans un monde parallèle ou ses aventures sont annulées, ou il doit choisir entre revenir à la réalité désagréable de ses travaux plutôt que de jouir d’une l’illusion de paix familiale.
Ici le thème surgit de force, le parallèle avec Jésus revient par surprise La dernière tentation du Christ de Nikos Kazantzakis vu par Martin Scorcese s’insère comme une variante obligée d’un scénario divin. Pour le profane ce qui est illustré c’est la classique opposition Destin vs Libre Arbitre actualisé en Sécurité vs Liberté. En l’occurrence le Héros n’a pas le choix, sa sécurité est une illusion de liberté, celle-ci doit être gagnée en acceptant son destin.
Une morale mythic ou comic ?
D’autant plus que Rubin est taquin, son histoire est constellée de gags : ainsi Eurysthée monnaye les exploits de son «Hero for hire» en réclamant le «coût de cette prestation de service». L’Hydre a sept têtes mais aussi bien plus (oui c’est d’elle dont vient le nom des affreux de l’Hydra, et non l’inverse les enfants ! ) car ça repousse ces trucs, au désespoir d’un Héros devenant trivial «Putain alors là je suis mal !». Et lorsque l’horreur devient vraiment infernale l’auteur montre Hadès s’acharnant sur les manettes d’un jeu video manipulant Thésée alors que son terrible Cerbère n’est plus qu’un chien chien à sa mémère !
Le chassé croisés entre les Héros est bien négocié, Thésée est proche, sa geste s’entrecroise avec celle du héros principal mais même s’il ne reste pas un élément inutile du récit, l’auteur l’introduit avec son ami dans un pre-break, en fin du volume 1, comme deux stéréotypes figés dans une sorte de double selfie stérile : Hercule & Thésée Vs Hyppolite (rapport à sa ceinture) avec des gladiatrices nommées «Responsabilité & Maturité» donne une interprétation moderne et cliché du Labyrinthe où se perdent habituellement les Héros post-mordernes. Hercule est en proie à la Maturité et se fait traiter de «personnage» par une meute de supermen sans logos hurlant à la «mort aux clichés». Et Thésée est alors plongé dans les affres de la Responsabilité du foyer où les cendres du Héros sont dispersés par le vent abrutissant du conformisme bourgeois. Ici le lecteur se lasse et attend la reprise : fin des breaks, le rythme du mythe revient, la fin est proche !
Clichés et contresens
Rubin est audacieux mais ce n’est pas ce que l’on demande en priorité à un auteur traitant des classiques. Hera a une crinière de Meduse ou au moins des branches foisonnantes : la déesse de l’époque classique n’est pourtant pas Demeter et encore moins une déesse mortifère (bien qu' »Hera était un nom grec primitif de la déesse de la mort qui avait charge des âmes et des rois sacrés et en faisait des héros oraculaires » nous dit Robert Graves dans La déesse blanche ce qui serait une sacrée intuition de la part de Rubin qui pourrait aussi avoir de bonnes lectures, ou Graves s’obséder grave sur son thème !) au contraire elle est celle de la famille, de la femme, mieux de la mère, encore mieux de la mère en couche, la génération est son truc et sa haine du fils adultérin, légitime. Mais en faire l’alliée d’un Eurysthée présenté en homo semble alors un contresens. Même si leur rapports sont assez peu cordiaux voire même carrément SM, c’est un peu comme si on faisait d’Orphée l’idole des Bacchantes ! Qu’elle déteste Hercule pour les mêmes raisons serait plus juste.
Contrairement à ce que montre Rubin, Hera n’a pas autorité sur Poseidon (et encore moins une de ses filles sur son oncle). En revanche le couple de serpents (à l’origine envoyés dans le berceau du bébé Hercule) aurait été un symbole de caducée passionnant de la part d’une déesse de la génération, même ou surtout employé en tant que porteur de mort.
Plus grave, ce ne sont pas les entrailles de Prométhée que dévore l’aigle de Zeus mais son foie, ce n’est pas un détail, cet organe étant le seul à pouvoir se régénérer donne une base de réalité au mythe. Ou peut-être indique un sens ésotérique à visée curative. La vision anecdotique des mythes oblitère alors des révélations par simple omission lorsqu’elle ne semblent pas vecteur de sensations, le Totem actuel. En transformant un élément du thème, qui est révélateur seulement si on le respecte, il devient trompeur et on en fait un cliché. Le sens est non seulement perdu mais travesti, le sort des mythes,certes, finalement, sauf que lorsque jadis ça prenait des siècles de modifications soumises aux pressions de société entières, les sens initiaux devenaient cryptés mais déchiffrables alors que maintenant les «mods» étant légions les origines non seulement croulent sous les versions (jeux, comics, manga, ciné, s’entre pénétrants dans des orgies où seuls les costumes sont immaculés, car pour le reste si la reproduction est féconde, les cohortes de rejetons n’apportent le plus souvent pas une once de sens original mais plutôt une vague nausée face à ces produits renouvelant infiniment le concept de naïveté en l’habillant oripeaux somptueux !) mais l’idée même d’origine objective devient une hérésie face au dogme des opinions. Et c’est fâcheux !
La vraie liberté de l’auteur impose la trahison
Rubin introduit un Titan dans le thème : Prométhée qui dit «prouve à ces dieux arrogants que nous ne sommes pas leur marionnette».
Prométhée a apporté le feu aux hommes, une possibilité de s’affranchir de la servitude divine même si certains le soupçonne de leur avoir donné sciemment un espoir illusoire pour mieux les aveugler quant à leur vraie geôle. Du coup son opposition dans le récit de Rubin avec son frère Atlas, qui lui reproche une forme de légèreté dans sa rébellion, sonne juste et son dialogue virulent avec Hercule a du sens. Lui qui porte la voute céleste et, trouvaille bien venue, la douleur de tous les êtres qu’elle surplombe, fustige comme «cautère sur une jambe de bois» l’action de son frère et les travaux d’Hercule «il ne suffit pas de semer la paix et le bien-être, faut-il encore leur apprendre à semer…planter la graine en chaque âme pour qu’elle germe»
Rubin plante ainsi le Héros, statufié il deviendrait une idole, sur une pierre on construirait une église, mis en terre il s’élance vers les cieux et devient, enfin, fécond.
En travaillant le combat d’une idée vivante contre un destin imposé, le mythe décrit la fin comme un avènement, la vraie liberté du Héros, et de l’auteur, impose donc la trahison du thème. Pas le choix : je vous laisse libre de juger si Rubin à vraiment respecté cette nécessaire modification du thème. Si la graine germera dans l’âme des lecteurs, il faut juste quelques millénaires pour le vérifier.
C’est homérique en vérité ! Un indice, une anecdote presque, lorsqu’il se trouve face à Meduse (ce qui n’est jamais arrivé dans le thème initial) Hercule semble adopter la solution classique façon Persée devenant invisible au regard pétrifiant de la Gorgone.
Mais il n’a pas le casque magique, simplement cette phrase :
«dans mon cœur, il n’est plus d’horreur que tu puisses transformer en pierre…»
[Eric Flux]
Les premières pages de l’album de David Rubin sont lisible en ligne sur le site de l’éditeur Rackham.
Le blog de David Rubin, qui, après Hercule, s’attaque à Beowulf
Une réflexion sur “Le Héros de David Rubin”