
Goossens étant le génie indiscutable, Jodorowsky le dramaturge radical, le numéro 3 de TAO voulant rester à ces niveaux d’excellence il nous fallait changer, gravir d’autres sommets, jusqu’à trouver en sa caverne celui qui nous permis de tremper nos lèvres dans le Graal de la BD : l’Alph’Art d’Angoulême, l’artiste ultime : Andreas.
Souligné au final d’une interview originale (prétentieuse mais redoutable) de notre modèle référentiel : Jean-Luc Coudray.
En ferais-je trop ?
Non, ni pour Andreas encore trop mal estimé ni pour Jean-Luc Coudray dont vous devez finir par comprendre la juste admiration qu’il suscite chez nous (et qu’il doit déplorer probablement).

« Mysticisme de bazar » voici l’expression « très Goossens » cité avec ironie par Andreas qui définirait a contrario et au mieux cet interview une nouvelle fois fleuve. Alors que les fois précédentes (et pour les suivantes aussi) Eric & Eric se sont déplacés chez les auteurs, dans leurs murs, en leur intérieur, cette unique fois c’est Andreas qui est venu à nous, à Caen, de Rennes. Et c’était déjà étonnant puisque son image fantasmée par des fans que l’entretien réduira à quia en faisait une sorte d’icône gothique vivant en son antre et n’en sortant que pour des rituels mystiques.
Tout ces mots seront rendus à leur vide autant par les réponses que la présence chaleureuse d’Andreas. Car autant l’avouer de suite c’est probablement la rencontre qui m’a donné le plus de satisfaction sur un plan humain. Au sens large, riche voir complexe, mais humain au final non au banal sens commun, au total un humain singulier. Et pourtant l’allure global de l’homme m’a tout du long fait penser à Brendan Perry dont de surcroit la musique transmet la même impression erronée chez pas mal de « fans » de Dead Can Dance : du mystère alors qu’il s’agit de style, de travail sur des thèmes immanents, de poésie, « mysticisme de bazar » pour eux !
Andreas a une distance saine par rapport au mystère : « je n’en ai rien à cirer » !

Mon intérêt pour cet entretien outre une discussion très agréable était de plonger dans la genèse d’un univers complexe et impressionnant de cohérence : voir comment ça se crée et s’articule. Et on a pas été déçus. Ça aura été une constante dans nos entretiens, les auteurs (ceux que l’on a rencontré du moins) montrent une honnêteté et une réflexion sur leur travail dont devrait s’inspirer nombre de créateurs s’activant dans des arts plus valorisés.
Andreas, en plus, ira très loin dans le cassage d’une image de lui indue et agaçante. Ce sera clair : la croyance, les sectes, les églises, tout ce bazar l’indispose plutôt !
Ses rapports avec les éditeurs, pas de respect excessif, sont abordés, il est très critique vis à vis de ses albums et d’auteurs malades comme Lovecraft ou Robert Howard et surtout il rentre dans l’intimité de la création. Cet instant le plus délicat à décrire pour qui l’a traversé, il cherche vraiment à l’analyser au plus prêt de son vécu.
Vous lirez donc en détail la description de ce qui est le plus précieux pour un auteur : technique de narration, structure, architecture (révérence à Franck LLoyd Wright), son travail sur la page plus que sur la case, son incompréhension quant à la séparation dessinateur/scénariste (d’où un hommage conséquent à Alan Moore dépassant cette limite) et même un superbe coup de chapeau à Galactus !

A cet époque (1996) il est en plein spin-off de Rork avec Capricorne, l’entretien est daté par la difficulté inhérente à ce genre et son désir d’éviter les redites, de rechercher d’autres formes. Les thèmes défilent avec fluidité : mystère, temps, destin, hasard, intuition, croyance, rêves, pouvoirs, « vision inconsciente de la réalité…mais bon…ouais… »
Comme pour les éditions précédentes, d’autres auteurs (déjà rencontrés ou non) nous ont confiés des questions qui perturbent et refondent l’entrevue. Jodorowsky lance un autre thème qui modifie le ton de l’entretien. Andreas montre encore plus son réel intérêt pour des réponses justes : hésitation, « c’est une bonne question », la question se creuse en lui et ça se sent, ici la retranscription de l’entrevue est vraiment parlante, vous y serez comme on y était d’autant plus qu’il en profite pour démolir le concept de fan (un running gag pour Tao !) et on sort du Labyrinthe de Jodo avec des questions plus technique de Jean-Luc Coudray. Mais on y gagne encore en pertinence grâce à la différence qu’il fait entre la technique et le style jusqu’à évoquer l’amour dans ses récits (et dans sa vie aussi d’ailleurs).

Les questions de ses amis Berthet et Foerster nous remettent sur la voie des séries (donc Capricorne) et de son coté extra-terrestre capable de penser à des histoires sur une dizaine d’albums alors que la série n’est rien d’autre qu’un projet de spin-off d’une série en cours (Rork donc) où il cache pourtant des références à ces scénarios encore à venir. Jusqu’à l’utilité des interviews, (thème sous-jacent déjà avec Jodo et qui reviendra ensuite…) et de l’image débile qu’avait (et a toujours) le showbiz ou la télé sur la bande dessinée.

Mais Andreas n’était pas le seul invité de ce numéro. Jean-Luc Coudray qui nous accompagnait dès le début à droit aussi à des questions s’exposant à ses réflexions. Mais comme il s’agit de Jean-Luc le procédé se complique : en 1996 pas d’internet donc pas de mail mais, peu importe, on avait déjà des fax !

Inventant le SMS avec quelques années d’avance, juste pour intercaler une distance entre questions et réponses, j’envoyai par fax deux questions à Jean-Luc qui me répondit de même. Suscitant un autre envoi de trois questions et donc trois réponses jusqu’à un sixième envoi d’une seule question fleuve qu’il faut lire à tête reposée, maintenant que je me relis 12 ans après ça fais peur car étonnamment je vois ce que je voulais dire, pour arriver sans migraine à la dixième et dernière réponse faxée. Vous verrez que le système est redoutable dès la question 1 de l’envoi 1 qui était « Préférez vous les questions qui aient des réponses évidentes » ce qui est vicieux et suscite une réponse toute sauf évidente. L’enchainement question-réponse s’en suit de paradoxes en koans, d’abstraction au réel, d’anonymat au dictat du subjectif jusqu’à un envoi final renvoyant à une thématique déjà abordée dans l’entretien avec Andreas au sujet de la validité même des interviews. Ce qui clos ce cycle mis en abîme.

Mais pas la participation de Jean-Luc Coudray qui nous a aussi donné quelques strips de Béret & Casquette alors qu’Andreas nous a confié des inédits dont une histoire guerrière. Tout ça est a portée de clic mais pas d’autres textes de Jean-Luc, des dessins de Mano, Claude-William ou de Patcab et une conclusion aux Tao 1 & 2 que je vais tout de même retranscrire partiellement ici :
Question de Jodorowsky :
« Goossens si tu es enfermé dans un bloc de pierre… comment tu sors ? »
Réponse : « J’appelle à l’aide, je dis que c’est pas drôle et si personne ne vient m’ouvrir dans les 2 minutes, je me réfugie à l’intérieur de moi-même »

La mise en page une fois de plus est une création originale d’Eric qui s’est encore surpassé.
La couverture (format à l’italienne comme le numéro 1) est découpée en son centre d’un hexagone montrant un cube dessiné par Mano sur la première page. Simple, évident, et en situation pour introduire Andreas en rapport avec Escher. Des illustrations quasi 3D car photos de figurines crées par Cartagag sont intégrées aux multiples dessins d’Andreas. Les textes sont aussi franchement tranchés de traits extraits des albums de l’interviewé alors que flotte deci delà, dès les alentours de la découpe initiale, la tache clonée de Cromwell Stone.
Un trou pour souligner la présence d’une absence de manque de lucidité.
« La croyance organisée c’est quelque chose d’abominable » dira celui qui ne croit en rien et structure des histoires dont l’architecture des dessins élève le lecteur attentif au-dessus du mystère car « je ne tiens pas à défendre le mysticisme à toute force, le bazar éventuellement… »
[ÉRIC FLUX]
• EO, les origines (le retour de TAO)
• Archives Tao 1 – Daniel Goossens
• Archives Tao 2 – Alejandro Jodorowsky
• Archives Tao 3 – Andreas et Jean-Luc Coudray
• Archives Tao 5 – David B [à paraître]
Je ne sais toujours pas quoi penser du travail d’Andréas. Je l’ai croisé à Berçy, au festival Delcourt, et comme je ne m’attendais à rien en particulier, j’ai vu un monsieur charmant et bien habillé. Sa fille a renversé une assiette pleine de sauce sur mon manteau ce jour là.
Peut-on trouver ce TAO en vrai papier?
Ben non yapu. Depuis plus d’une décennie d’ailleurs, ce qui explique sa publication sous forme numérique ici même.