
Lorsque La ligue des Gentlemen Extraordinaires stoppa l’invasion londonienne des martiens wellsiens apparu la mention « fin du second épisode : Entracte ».
Deux volumes (ou saisons) étaient alors parues, popularisant le style steampunk tout en réinventant des personnages de fictions classiques immergées dans un monde cohérent issu de la fusion de leurs univers respectifs.
Alan Moore l’auteur devenu depuis lors magicien avait une fois de plus réussi à lancer un (voir deux) genre de fiction populaire. Deux décennies avant, Watchmen avait définitivement changé la donne dans le monde des comics. Ensuite sa relecture des héros de l’âge d’or (de Supreme à Tom Strong) lui permis d’inverser la tendance qu’il avait lui même infléchie en revenant au rêve original.
Puis, avec From Hell, il immergea cet imaginaire irrationnel dans la réalité bien triviale des sorciers morbides et des courants magiques de l’histoire plus spécifiquement londonienne mais remontant aux sources des ésotérismes de notre civilisation.
Pour lire Moore il faut le relire, et dans les détails, c’est pour cela que son évocation doit vous faire attendre une lecture où le moindre coin de dessin est un renseignement et donc une joie.
Voyez ce qu’était Top Ten : une jouissance de l’accumulation d’anecdotes et de mythes SF.
Imaginez ce que cela peut bien donner dans un univers proche du votre. L’information est dans la cohérence croisée de références transcrites à plusieurs niveaux. Crypté, son univers est le nôtre mais sa fiction est un déchiffrement permanent qui le traduit tout en le transformant, acte de vraie magie.
C’est pour cela que Promethea, en tant qu’archétype de la fiction personnalisée surgissant dans le monde, le Kosmos commun que l’on partage, aurait pu être l’image terminale de l’œuvre de Moore renonçant aux Comics pour rester Mage.
Mais il y avait cet entracte qu’il fallait finir alors le troisième Volume de la Ligue (toujours paru chez Delcourt) globalement intitulé Century, vint.
Entracte dans l’entracte, pour relativiser la toute puissance magique de l’auteur, entre temps il y eut aussi The Courtyard en 2003 puis le Neonomicon de cette année, ouvrages revendiqués comme d’urgence pécuniaire imposée mais pas négligeables pour autant !
De Century il y aura 3 tomes : 1910 relatait une tentative de création maléfique d’un enfant annonciateur d’Apocalypse, au cœur de Londres. C’était seulement la trame centrale. L’histoire permettant aussi de mettre en image de cruelles paroles de Bertold Brecht issues de son Opéra de quat’sous (musique : Kurt Weil, dessins : Kevin O’Neil) via la fuite de la fille de Nemo plongée dans un bouge aux mobiles obscènes perdue loin d’un Nautilus ne bougeant plus vraiment in Mobile mais surtout pour introduire un nouveau trio de personnages Extraordinaires :
Mina Harker survivante, lumineuse bien que mordue, des histoires précédentes, Quatermain redevenu jeune dans une nouvelle incarnation et Orlando un immortel transgenre aux fluctuations génitales périodiques et à la drôlerie incessante car puisant dans une fréquentation doublement millénaire (et doublement érotique) de tout ce que l’histoire a comptée de héros ou de monstres (Arthur, César, Sinbad, Gloriana alias Victoria the Queen, cette faune…)
1910 installait ce triumvirat, 1969 sera l’écrin parfait pour exposer son rayonnement psychédélique puissamment sexuel.
Ne comptez pas sur un résumé vous avez déjà compris son inutilité.
Au contraire, il y a complication !

Avant 1969 Moore a édité un Black Dossier inédit chez nous et qui risque de le rester pour de complexes raisons de droits d’auteur (Droits qui sont aussi un sous-texte enrichissant le sens de certains personnages renommés pour éviter des procès, mais, par exemple, Hinkel est bien le Hitler de cet univers en référence au personnage de Chaplin) Ce « Dossier Noir » situé vers 1958 raconte, entre autres, l’origine de l’immortalité de Mina (le vampirisme ne devant pas suffire) l’histoire, narrée superbement à l’ancienne (vignette au dessus, texte en dessous) d’Orlando, le coup d’état de Big Brother, de multiples appendices, pubs, pièce inédite de Shakespeare, exercices de styles en strips classiques, plan du Nautilus, textes occultes, pour aboutir au retour de nos héros en 1969. Avec un récit à l’apparence plus linéaire, plus simplement lisible, mais d’autant plus retors. Pas de résumé donc mais juste des détails entrecroisés formant des pistes comme autant d’appâts.

1969 : année de l’amour, des drogues et du psychédélisme. Et de la mort de Brian Jones.
Leader et créateur des Rolling Stones mourrant dans une piscine le 2 juillet 69 c’est la scène d’intro à peine camouflée de cette BD. Le chanteur aux lèvres sympathiques héritant du groupe et manipulé par un sorcier puissant c’est bien sur Jagger. Moore lui fait interpréter une parodie de Sympathie for the devil rythmant plusieurs actions simultanées à la fois hilarante et éblouissantes de virtuosité narrative. Le texte que ce même personnage (bien secondaire pourtant, ce n’est qu’une ligne du scénario) récite à Hyde Park alors que Mina est en plein trip, lors d’un concert commémoratif pour son collègue défunt qui eut réellement lieu le 5 juillet devant 500 000 personnes, est un ancien poème Gaélique impressionnant de morbidité et non celui de Shelley, bien plus romantique, que Jagger interpréta dans la réalité.

Les Ruttles entrapercus de-ci de-là sont bien sûr les Beatles, nom récupéré aux Monty Python qui avait parodiés leurs amis à travers ce faux groupe, Moore le récupère alimentant ainsi son histoire d’un tout petit détail amusant (et probablement pas de problème de droit : Moore connaît bien Terry Gilliam).
Enquêtant toujours sur la possibilité de l’incarnation d’un « Enfant Lune » amené via la magie d’un sorcier à l’immortalité alimentée par des disciples naïfs, Mina et ses comparses rencontrent un Jérémiah Cornélius qui n’est autre que le fameux Jerry Cornélius personnage de Michael Morcook auteur de SF anglais légendaire (d’ailleurs crédité par Moore) qui a la particularité d’apparaître dans les récits d’autres auteurs (dont Mœbius qui en a fait le propriétaire de son Garage Hermétique).
Comme souvent pour suivre Moore mieux vaut connaître un peu Aleister Crowley dit « la Bête » comme il se qualifie lui même en tant qu’auteur alors que son fidèle O’Neill, toujours aux dessins en cohérence parfaite avec ses mots, est désigné comme « Coool ! »
Même le monde mafieux est juste quand il déclare en cimentant un meurtre que les vrais méchants sont les multinationales pétrolières, quatre ans après on sera en 1973.
Et huit ans plus tard ce sera le Punk, transition finale et géniale dans son implacable froideur trash. Et espérer qu’il y ait un futur pour attendre l’année du tome à venir devant finir cette saison. Pour patienter on peut parcourir son impressionnante biographie illustrée tout juste parue (chez Dargaud qui récupère quelques droits en ce moment) mais surtout trouver toujours plus de plaisirs en le relisant pour deviner quelle sera cette année terminale. 1987 l’année de l’incendie de King Cross Station aurait été une possibilité,vers « 2009 » semble plus probable : il y a un rendez-vous temporel à honorer.
Mais Moore n’en ratant pas une pour s’inscrire dans la légende est un des premiers que j’ai lu citer il y a plus de dix ans le 21 décembre de l’an prochain. Alors pourquoi pas 2012 pour clôturer vraiment le cycle ?
[ÉRIC FLUX]
• Hormis La Ligue des Gentlemens, Alan Moore continue d’écrire pour le magazine Dodgem Logic, le site par là.
• Le blog Mindless ones s’est essayé à des « annocommentations » – il s’agit de retrouver les références en fait. C’est ici, mais en anglais.
Century m’avait barbé grave… Mais au moins on peut reconnaître que Moore a de l’ambition et de la culture à revendre.
J’avais adoré les deux premiers tomes, tant la richesse du texte que la beauté très travaillée du découpage et du dessin. J’attendais la suite avec impatience…
Mais le premier tome de Century m’a déçu aussi. L’accumulation de références (surtout cryptées) ne font pas un bon bouquin… Je suis pourtant curieux de lire celui-ci.
En plus, Century m’avait donné l’impression que O’Neill se contentait d’illustrer.