
Enfin pour en finir avec le XXe siècle, courant 1999, TAO se retrouve dans un petit appartement parisien, chez David B.
« Ultime mutation » « Retour aux sources » disait-on en préambule. En effet cet ultime TAO retrouve l’esprit et la « patte artisanale » du premier. L’actualité qui sert d’entrée à portes multiples est L’Ascension du Haut-Mal, David B travaillant alors sur le tome 4.
Sans volonté délibérée, il y a dans ce dernier entretien une sorte de condensé des précédents avec un thème sous-jacent : la « structure absolue » que l’on peut se représenter comme un dessin final épurant la réalité en son entièreté dans une sorte d’aboutissement mystique. D’où l’aspect encore plus flagrant de l’ésotérisme de bazar évoqué auparavant par Andreas. Ça nous amuse et avec David B on a eu un compagnon de jeu très ouvert à la chose métaphysique en tant que thème de fiction. D’ailleurs la structure même de l’interview se résume de manière immédiate par l’énoncé des chapitres successifs,
dans l’ordre :
Guerre, Genèse, Famille, Mémoire, Fantastique, Esotérisme, Seventies, Rêves, Violences, Structure Absolues, Dieu !, Signes, Symboles, Trait, Projets, Hérésies, Autobiographie !

Le thème est donc gnostique une fois de plus avec cette nuance que la question qui persiste et insiste concerne les rapports entre la réalité et les signes sensés la révéler : n’en seraient-ils pas plutôt à l’origine ?
On a laissé Mœbius de côté délibérément (pour l’instant, on y reviendra sous une autre forme à la rentrée) David B. arrive donc à la suite d’Andreas, et c’est presque une poursuite de la réflexion entamée avec lui. Il y a des parentés essentielles entre ces deux athés aux multiples questionnements métaphysiques. Le matérialisme semble une bonne entrée pour éclairer les obscurités mystiques. Andreas disait que « la croyance organisée est quelque chose d’abominable », David B. que ce sont des « conneries, que ça ne tenait pas debout » mais « en tant que créateur et raconteur d’histoires… je trouve ça extraordinaire, ce sont des fictions absolument sensationnelles ».
On se sent immédiatement une proximité de pensée !
Avec en plus une proximité générationnelle, au point qu’il se dégage à la relecture une impression plus de discussion que d’interview. Et donc celle-ci peut paraitre plus relâchée que les précédentes, avec des questions qui parfois n’en sont pas vraiment ou sont beaucoup trop développées. Il s’agit là plus d’une rencontre entre personnes ayant des centres d’intérêt communs et comme ceux-ci le sont assez peu, communs, il en résulte une discussion entre intimité générationnelle et sous-entendus ésotériques où tout l’art d’Eric D. est requis pour rendre un flux de lecture agréable.

On est donc de la même génération avec David B. ados dans les années 1970 et leur violences guerrières, post colonialistes et révolutionnaires. Ça se sent, la guerre d’Algérie ou le conflit du Kippour sont en arrière plan, mais surtout et peut-être par esprit de rébellion on s’est longtemps plongés dans une littérature que l’on peut qualifier d’ésotérique. Pouvoir parler de Gustav Meyrink, Georges Gurdjieff, René Daumal ou Piotr Ouspensky à quelqu’un qui en est un vrai lecteur est assez rare pour avoir envie d’en profiter !
Les références citent aussi Paul Valéry, Georges Simenon, Michel Leiris ou même Raymond Abellio, Jacques Bergier, René Guénon voire Lobsang Rampa ! On a lu les mêmes sources, de Planètes à « Marabout » en passant par les mythologies compilées ou les poètes illuminés : ça crée une sensation réelle de connivence que je ressens bien plus à la relecture que lors de la rencontre. L’évidence vécue se passe d’une notation consciente sur le moment de son événement. À lire ou relire c’est même troublant et ça ajoute une strate supplémentaire car temporelle au thème de la structure globalisante résumant l’ensemble.
Pour équilibrer il y a aussi des moment de réjouissances partagées à l’évocation des mythes des grands anciens et de leurs contre-histoires hallucinantes dans leurs vraisemblances délirantes.

Mais aussi David B est touchant et proche : alors que je veux faire un lien, rétrospectivement un peu artificiel, avec Art Spiegelman (Maus a marqué l’époque) il s’en dégage vers une référence inattendue à Marcel Gotlib livrant un récit autobiographique, très surprenant dans la Rubrique à Brac, pas drôle du tout, mais qui m’avait frappé de la même manière que dans le souvenir de David B. Jean-Luc Coudray apparait alors via une question approfondissant le sujet sur le sens vrai de son nom d’artiste. Crée par l’artiste contre un héritage familial, « David » est une affirmation s’opposant à l’antisémitisme d’un grand-père . Un résumé fictif, une structure active.
Cette discussion amène naturellement des évocations très personnelles sur ses rapports familiaux soit par la négation quand il parle d’interdit de sa mère sur certains sujet « qu’elle ne veut pas que je raconte, donc je ne le ferai pas » soit par l’irruption de pensées très intimes « ça me vient à l’esprit, là, maintenant » sur sa situation familiale et la poursuite de celle-ci non dans la stérilité générationnelle mais vers la recréation artistique.
Le Thème est sensible, là, sous-jacent : les souvenirs ressuscitent-ils où se fixent-ils dans une structure artificiellement crée ?

Et qu’en est-il des rêves « les noter ce n’est pas les trahir » ? Le dialogue sur ce sujet est passionnant et pas sans danger d’autant plus qu’Anubis en personne s’en trouve à la porte !
Que Jean-Luc Coudray ouvre en grand en opposant inconscient et métaphysique. David B les réconcilie par une évidence « ce sont toujours des choses simples ».
Je n’ai pas à vous en faire la pub, ce serait grossier et inutile puisque gratuit, mais nombre de sujets abordés méritent plus qu’une lecture superficielle. Ainsi sur le sujet du « dualisme cruauté/beauté une facilité? » « Le désespoir passe même au travers des meilleures intentions » juge-t-il ! D’où la question cruciale qui suit de Jean-Luc Coudray (elles sont impeccablement intégrées dans la poursuite de l’entretien et lui est bien plus concis).
« Penses-tu qu’on s’ennuie au paradis ? » À vous de voir pourquoi Lucifer & Prométhée sont convoqués pour répondre ! Moi je m’aperçois alors en tout égoïsme que c’est sa réponse qui m’a donné envie de lire l’histoire du moine zen Ikkyu (d’Hisachi Sakagushi dispo chez Vent d’Ouest) dont il parle ensuite.
L’entretien évolue donc par circonvolution en spirales vers l’idée de « Structure Absolue ». C’est flagrant dès la question de Jean-Luc Coudray sur Dieu (« Lit-il tes bandes dessinées?« ) où David B passe de la cabale à Raymond Abellio avec le Tao en contrepoint. Heureusement pour la lisibilité de ces notions floues par définition on retombe vite sur l’importance du dessin comme signe. Souligné par l’épure du trait et surtout ce cri : « Je m’en fous de la virtuosité » !

Une autre série de questions de Jean-Luc Coudray recadre le texte vers la réalité de l’œuvre. Mise en regard des carrières « à la Alejandro Jodorowsky ou à la Mœbius », il y a douze ans sa réponse anticipe clairement ce qu’il fera ensuite : « j’ai l’impression que eux croient à leur trucs alors que moi pas du tout« .
Bref, vous trouverez de toute façon beaucoup plus que des concepts dans ce Tao mis enfin à votre disposition. Mais vous n’aurez pas l’histoire de Simon Hureau dont je parlais à l’occasion de son Intrus à l’étrange ni celle des fidèles et talentueux Gil et Jean-Luc Coudray. Ni même ces Remarques sur des gens rencontrés, condensant en toute mégalomanie et sous-texte caché les aventures de l’humanité en quête de Structure Absolue.
Il vous reste l’essentiel, avec David B : l’épure numérique et à son sommet (et heureusement sa fin, ça évite la chute) d’un Tao à la structure parfaite d’Eric D.
Et par transparence met en lumière les toiles de David B qui comme dirait Lao Tseu s’efface sous ses histoires :
« J’essaye d’être suffisamment neutre pour que le lecteur trouve sa place« .
[ÉRIC FLUX]

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• EO, les origines (le retour de TAO)
• Archives Tao 1 – Daniel Goossens
• Archives Tao 2 – Alejandro Jodorowsky
• Archives Tao 3 – Andreas et Jean-Luc Coudray
• Archives Tao 5 – David B
Bon, je vais dire ce que j’ai déjà souvent dit : la culture de David B. est fascinante… plus que beaucoup de ses récits. Les Ogres est un chef d’oeuvre pour moi – avec mon goût pour les westerns en plus -, l’Ascension un grand oeuvre mais quand est-ce qu’il saura toucher un large public ? Ou il pourra – bon, je ne vais pas faire mon malin parce que moi- même, hein :-)