« Il nous faut beaucoup de mots pour en dire autant qu’une vache qui meugle », nous interpelle Jean-Luc Coudray dans ses Pensées à Déplier aux éditions l’Édune.
Des phrases courtes mais fécondes qui ne nous inclinent pas au repliement sur soi mais au déploiement d’idées pouvant parfois nous amener dans le corps d’un sympathique ruminant, pensif mais laconique.
Si l’on pouvait changer de point de vue on se verrait ébahi, les yeux dans le vague braqués sur un autre au regard fixe. Cet autre qui dirait que le retournement d’une idée sur elle-même souligne des évidences invisibles. Ou rappellerait qu’un raisonnement par l’absurde remet souvent la logique à l’endroit. Mais on ne peut pas changer de point de vue avec cet autre.

Pensées à déplier est un petit livre par le format ; seulement quelques phrases par pages illustrées par Vincent Mathy de façon minimalistes et précises, sans surcharge, juste pour cadrer.
Nombre de ces phrases peuvent se lire comme des Koans Zen du genre : J’éteins la lumière, où va-t-elle ? La volonté de provoquer plus qu’une réflexion mais presque un retournement de pensée est assez proche, on peut aussi rappeler qu’il a écrit Histoires de Monsieur Mouche chez Hélyode, Tao puis Zampano. La préface de Mœbius, qui se déclare comme étant avec Jodorowsky un de ses premiers fans, compare Jean-Luc Coudray au Mullah Nasr Eddin (ou Nasrudin parfois). De sacrées références mais Pensées à déplier réussi autre chose de plus fertile. Plus brèves que Les Histoires de Monsieur Mouche ces phrases ne sont pas que des paradoxes ouvrant l’esprit, elles réussissent autre chose d’indéfinissable. Et là je dois avancer avec précaution.
Le problème est le suivant : sachant que chaque phrase peut se déplier dans votre esprit pour révéler des idées dont vous ignoriez la présence, comment exercer une critique sans déflorer l’effet. Je me retrouverais contraint à un spoiling radical. Ignoble pour tout dire ! Non, mieux vaut tenter la confiance. Ou la vision globale avec juste une autre citation en guise d’exemple : Si les pyramides d’Egypte s’écroulaient, elles garderaient à peu près la même forme.
Voyez ici l’utilisation d’un très classique raisonnement par l’absurde, qui partant d’un résultat supposé arrive à une formule qui fonctionne sans problème dès la racine (en l’occurrence depuis plusieurs millénaires, c’est dire la pertinence de cette pensée).

Ajoutez, l’usage de points de vues insolites, la personnalisation habile de principes ou d’objets ou même l’effondrement ravageur de principes divers sur eux même et vous obtiendrez juste la phrase que vous êtes en train de lire ! Qui dans le fond tente un repliement des pensées de Jean-Luc, ce qui est au mieux une bête tentative d’approche par l’absurde et au pire une ratiocination improductive. Donc prenez ce livre, lisez les phrases et rêvez, le moins que vous puissiez avoir ensuite ce sont des pensées qui s’ouvre sur des pensées et encore d’autres pensées ruminées, c’est un changement en douceur, inestimable…
[ERIC FLUX]
• Profitez-en pour découvrir d’autres Pensées… : Pensées en suspension, Pensées sauvages ou même Pensées…éclair à l’école des profiteroles dans la collection « Papillotes » des Éditions l’Édune qui renouvelle l’art du livre pour enfant, à voir sur leur site.
• Vous y découvrirez également le nouveau livre de Jean-Luc Coudray illustré par Régis Lejonc, L’arbre et l’enfant.
• Le site de Jean-Luc Coudray
Entretien avec Jean-Luc Coudray
« Les concepts abstraits produits par la pensée sont des animaux de papier »
EO : Comment pense-t-on à plier des pensées ?
Jean-Luc Coudray : On pense à plier des pensées pour qu’elles tiennent le moins de place possible, dans le temps et l’espace.
EO : Comment plie-t-on des pensées ?
J.-L. C. : On plie des pensées comme on plie une feuille de papier pour fabriquer une cocotte. Le pliage consiste à faire coïncider des surfaces. Une pensée pliée est une machine à coïncidence. L’ensemble de ces coïncidences permet de faire surgir, à l’image de la cocotte, une représentation que l’esprit, brusquement, reconnaît.
EO : La pensée ne naît-elle pas plutôt du dépliage ?
J.-L. C. : Le dépliage, c’est l’analyse. Le pliage, c’est la synthèse. Le scientifique analyse, le vulgarisateur synthétise. Le prédateur analyse sa victime en la découpant avec ses dents, puis la synthétise en la digérant. Le criminel est un scientifique lorsqu’il tranche la chair avec son couteau, puis un poète lorsqu’il devient anthropophage. Le monde, qui est un organisme vivant, est découpé par les mots. C’est le meurtre perpétré par l’intelligence. Puis, il est replié par la pensée, la poésie, ou l’appréhension mystique des choses. C’est la résurrection par la synthèse.
EO : Penser n’est-ce pas plutôt classer, ranger, plier des idées que l’inverse ?
J.-L. C. : Classifier, ranger, c’est un travail de pliage puisque ça consiste à générer des coïncidences. Les concepts abstraits produits par la pensée sont des animaux de papier. Nous créons par d’habiles manipulations des jouets de papier, comme le concept de mammifère ou de planète. L’idée de chien est aussi molle dans notre cerveau qu’un chien de papier. Nos idées abstraites sont des dessins puérils, comme les «papa» ou «maman» que les enfants dessinent sur leurs cahiers.
EO : Une histoire de Monsieur Mouche n’est-elle pas l’étalage d’une pensée que tu as toi-même déplié ?
J.-L. C. : Une histoire de Monsieur Mouche donne l’illusion de déplier quelque chose, puis se replie brusquement à la fin.
EO : Te rends-tu compte que chaque pensée pliée est une boîte de Pandore potentielle ?
J.-L. C. : Quand on déplie une pensée poétique ou humoristique, elle libère une non-pensée, c’est-à-dire une saveur qu’une personne mal intentionnée ne sait pas utiliser. En revanche, une pensée technique, logique, rationnelle, une fois dépliée, libère une énergie utilisable pour le meilleur ou pour le pire, c’est-à-dire en général pour le pire.

EO : Une pensée est-elle comme la lune : plus belle lointaine ?
J.-L. C. : Une pensée est comme un parfum, elle n’a pas de distance. Son éloignement viendrait plutôt de son inaccessibilité. Elle nous surprend mais s’épuise si nous voulons la saisir.
EO : Vincent Mathy est-il dans le pliage ou le dépliage ?
J.-L. C. : Il est dans le pliage. Il concentre, il synthétise, il traduit, il reconstruit.
EO : Tes pensées sont-elles comme le meuglement d’une vache ?
J.-L. C. : Oui, elles sont complètement animales dans le sens où elles sortent du cadre de propositions qui peuvent être vraies ou fausses.
EO : Es-tu le seul à savoir que Jean-Luc Coudray existe ?
J.-L. C. : Je n’ai pas la foi par rapport à ma propre existence. Par contre, ma douleur physique ou morale, qui se charge de se révolter à ma place en cas d’intrusion, soit d’un outil dans ma chair, soit d’une injustice dans mon psychisme, croit en moi. La question se pose donc ainsi : comment être heureux en continuant d’exister. Ou, comment être assuré de mon existence si rien ne se révolte en moi.
Questions [ÉRIC FLUX]
Entretien avec Vincent Mathy (Questions de Jean-Luc Coudray)
« J’ai découvert dans la littérature jeunesse beaucoup de propos d’adultes »
Jean-Luc Coudray : Est-ce vrai que tu dessines en collant des petits papiers (des gommettes) ?
Vincent Mathy : Oui, suite au travail en commun réalisé avec Delphine Durand pour le 1er numéro des Cahiers de l’Articho, je me suis mis à jouer avec des gommettes. C’est quelque chose que j’espère développer de plus en plus, j’y prends un plaisir fou. L’économie de moyen m’a toujours fasciné. J’aime ces images qui avec peu de formes vous connectent directement aux cerveaux de leurs créateurs.


Jean-Luc Coudray : Les ronds, les formes géométriques que tu assembles pourraient-ils être comparables à des mots que tu réunirais ? Penses-tu que tes dessins seraient comme des sortes de poèmes ?
Vincent Mathy : L’idée est en tout cas de faire des images ouvertes. Ce choix technique me permet aussi de me rapprocher de quelques autres de mes passions tel que le design, la typographie, le dessin de motif, le folk-art ou encore la céramique.
Jean-Luc Coudray : Est-ce que le fait de dessiner d’après des textes est stimulant ou plutôt bloquant ?
Vincent Mathy : Dans ce cas-ci , tes textes m’a offert le terrain de jeu parfait. ton univers étant déjà très fort sans mes dessins, comment imaginer des images qui ne soient pas juste une « démonstration visuelle » du propos… ce qui aurait aplati tout. Là commence mon travail…

Jean-Luc Coudray : Le texte est rarement bloquant sauf quand il est trop descriptif…On rentre alors dans une lutte de pouvoir comme si l’ auteur voulait avoir une maitrise sur tout.
Vincent Mathy : Là, je viens de terminer un livre avec Cathy Ytac pour les Éditions Sarbacane… Avec un rapport texte-image très différent… C’est ce qui me passionne le plus dans ce travail : toujours réinventer ce jeu.

Jean-Luc Coudray : Fais-tu des peintures à côté du travail d’illustrateur ?
Vincent Mathy : Non, ma passion c’est l’image imprimée. J’espère d’ailleurs cette année me remettre à la sérigraphie.

Jean-Luc Coudray : Tes dessins qui n’illustrent pas des textes, que tu fais sans doute pour toi, sont-ils fondamentalement différents ?
Vincent Mathy : Ils ne sont pas fondamentalement différents, ils se rapprochent juste plus de l’improvisation, de l’instinctif… Le chemin pour arriver a l’image terminée est alors plus sinueux.

Jean-Luc Coudray : Est-ce que tu as choisi de dessiner plutôt que d’écrire pour être compréhensible dans toutes les langues ?
Vincent Mathy : Il est vrai que si je devais compter sur ma maitrise des langues étrangères… ;-)
Jean-Luc Coudray : Pourquoi dessiner pour les enfants ?
Vincent Mathy : Parce que j’ai la plus haute des estimes pour eux. J’ai découvert dans la littérature jeunesse beaucoup de propos d’adultes. je pense qu’idéalement, on « n’adapte » pas son discours à l’ enfant, on lui propose quelques choses en lui laissant la liberté d’y adhérer ou pas. C’est en tout cas ce que je ressens en lisant les livres de Steig, Ungerer, Dick Bruna, Ann Rand, Geisert, Gorey , Tove Jansson, Munari…

Jean-Luc Coudray : Penses-tu que le dessin pour enfants et le dessin d’humour sont proches (simplicité des traits, gaieté, clarté du propos) ?
Vincent Mathy : J’ai toujours été passionné par l’humour graphique, pour moi pas de clivages, j’aime les transfuges … J’aime lorsqu’un graphiste, un designer, un typographe, s’invite dans le monde du livre jeunesse. Les exemples sont multiples et souvent intéressants. Massin, Enzo Mari,Paul Rand, Lenica, Flisak, Saul Bass, Voutch, Lebedev…

Jean-Luc Coudray : As-tu commencé à dessiner à l’âge adulte ou depuis bien avant ?
Vincent Mathy : J’ai commencé à dessiner de façon compulsive à l’adolescence, pour combler mon ennui de l’époque.
Jean-Luc Coudray : Aurais-tu envie qu’on écrive sur tes dessins pour inverser l’ordre habituel ?
Vincent Mathy : Cela me plairait beaucoup ! Je pense d’ailleurs que tu serais parfait pour ça.
Jean-Luc Coudray : Serais-tu tenté par le dessin animé ?
Vincent Mathy : C’est marrant que tu me poses cette question, car depuis que je me suis mis aux gommettes, je vois des mouvements, quelque chose d’un peu hybride entre le graphic motion et l’animation proprement dite. J’observe l’aventure du Laboratoire d’images avec beaucoup d’intérêt.
• D’autres images de Vincent Mathy sur son Flickr
J’aime beaucoup le squelette et l’oiseau.